Boutures subversives, par Wei Wei
« Tu es prié de ne pas céder à la tentation de lire les ouvrages qualifiés d’herbes vénéneuses, car, dès la première louchée, ça y est, tu attraperas le virus… »
En octobre, le 16e Festival de Théâtre de La Havane était dédié à Peter Brook ainsi qu’à la vie artistique de Flora Lauten, actrice, et directrice du Teatro Buendía qui célèbre son trentième anniversaire.
Flora Lauten, depuis la fondation de Buendía, a réalisé une véritable métamorphose du théâtre cubain. Parmi les invités, l’auteur dramatique, comédien, et romancier, Eduardo Manet, que vous avez déjà rencontré au Salon .ll., répétait sa nouvelle pièce « Extasis » en hommage à Santa Teresa de Ávila.
Dix jours d’expositions d’arts visuels, de conférences, de panels, de remise en question théorique. Dix jours où près de cinq cents participants venus de vingt-deux pays se sont produits sur une myriade de scènes de La Havane.
Intriguée par la pièce de Marc Tamet, émue par la chaleureuse personnalité de Raoul Fernandez, j’ai décidé de m’y rendre. Mon espagnol étant de nature primaire, j’étais toujours accompagnée par l’interprète hors pair que le ministère de la Culture m’avait assigné, Hugo Abeis Ruiz Toranzo, brillant graphiste, étudiant d’art dramatique qui, lui aussi, était ébloui par ce festin théâtral, malgré le rythme effréné qu’il n’avait pas vraiment anticipé…
Parfois la fatigue nous gagnait. Allait-on faire l’école buissonnière? Jamais.
Raoul Fernandez
[Photo: Annie Heminway]
Le soir de Ese hombre, L’hom’ là, fut exceptionnel. Avec Raoul Fernandez, l’espagnol coulait de source. Sa présence sur scène, ses costumes, son maquillage… tout était saisissant.
Le texte remet en question le masculin/féminin sur les plans du sexe, de la séduction et du désir, de la domination, de la mort du couple et de la famille et révèle le dessous des cartes génétiques, les troubles identitaires, le temps de l’amour et ses écueils. Raoul Fernandez se muait au fil du texte, à chaque regard, chaque geste, chaque intonation, chaque inflexion. Bonheur, tristesse, tendresse, et pure poésie. Une interprétation émouvante où je me glissai dans la peau du personnage, où j’éprouvai ses moindres frissons de joie et d’effroi.
Marc Tamet [Photo: Be?atrice Cruveiller]
Genèse de la performance
Écrit par Marc Tamet en 1998 pour l’acteur et costumier Raoul Fernandez, et présenté dans un diptyque avec Elle et Lui voyagent, L’hom’ là a reçu une bourse de la DMDTS (ministère de la Culture).
2003 (Naxos Bobine, Paris) : lecture publique du texte, scandée par la projection d’images de transgenres et de travestis du photographe Fred Koenig.
2007 : chantier de création avec une équipe artistique dans la Creuse (laMétive) et à Paris pour la mise en scène, par l’auteur, d’une maquette de la pièce.
2013 : lecture théâtralisée en espagnol proposée par Raoul Fernandez à l’invitation du Festival de Théâtre de Malaga et dans le cadre de A Telón Cerrado, dans la traduction de Maria Carmen Cadarso de Lard.
Publication du texte chez Passage d’encres collection Trait court
2015 : représentation en espagnol au Festival de teatro de la Habana (mise en scène et jeu de Raoul Fernandez).
Raoul Fernandez (assis)
[Photo: Hugo Abeis Ruiz Toranzo]
Extraits
Marc Tamet, L’hom’ là
Interprété par Raoul Fernandez
[...]
À Mombasa nous avions un bout de jardin derrière la
maison.
C’est là que j’avais construit ma cabane.
C’est là que logeaient mes poupées. Maman n’aimait
pas trop les voir à la maison. Elle disait que ce n’était
pas leur place. Alors j’hébergeais au fond du jardin
Dodou Frida et Bergerette. Que des filles ! Toujours
tirées à quatre épingles.
Ça j’y veillais !
J’ose dire que je leur donnais une éducation parfaite.
Promenade tous les après-midi. Nourriture saine et
équilibrée. Coucher tous les soirs à huit heures sauf le
samedi où la soirée pouvait se prolonger jusqu’à vingt-deux
heures.
Et surtout pas de jalousie !
Je donnais à chacune la même qualité et la même
quantité de tendresse et d’affection.
Si je fabriquais un bonnet de laine pour l’une
le tour des autres ne se faisait pas attendre.
C’est ça messieurs-dames la règle d’or pour l’éducation
d’une famille.
Aimer à parts égales !
Pierrot mon grand cousin venait de temps à autre me
rendre visite. C’était le seul à s’intéresser à ma cabane et
à ses habitantes.
Il me conseillait pour la rendre plus solide et me
fournissait en vaisselle. Un dimanche il est arrivé avec
un cadeau
dissimulé maladroitement dans un papier à fleurs.
Il avait un sourire qui découvrait ses dents blanches et
parfaites.
J’ai ouvert en tremblant le paquet et c’était une robe
rouge !
Pas pour mes poupées. Une robe pour moi ! Un peu
grande mais si belle... délicatement brodée dans le dos.
D’un rouge moiré un peu passé....
Je l’ai enfilée et j’étais tellement heureuse… je suis
rentrée en hurlant pour appeler mommy … me montrer
gainée de soie rouge.
Lorsqu’elle m’a vue, elle s’est approchée en silence et
m’a donné une claque qui m’a presque décroché la tête.
Un temps.
La seule gifle que j’aie jamais reçue de la part de
ma mère.
Un temps.
[…]
L’Europe. Le bateau vers Marseille.
La rambarde grasse me poisse. Mélange de la fumée-gasoil
rabattue par le vent et des embruns salés. Odeur
lourde de métal et d’iode. Ma main échappe de la
balustrade. Je pousse un cri qui fait sursauter ma mère
immergée dans sa nostalgie.
Je tombe !
Silence.
J’ai peur d’oublier... J’ai eu peur de me blesser.
J’ai peur du corps de l’autre. J’ai peur du corps de l’autre.
J’ai peur de la montre qui égrène ses caresses de mort.
J’ai peur du mot abîme.
J’ai peur de le dire. Peur de grossir. Peur de perdre mes
cheveux. Peur de vieillir. J’ai peur d’être malade.
J’ai peur d’être muet et j’ai peur de parler et de me rendre
compte que je le suis. J’ai peur de demander mon chemin
dans la rue avec mon accent d’étranger. J’ai peur que ma
voix devienne soudainement haut perchée. J’ai peur de
me perdre.
Plus doucement.
J’ai peur de celui qui guette jour après jour et soir
encore... J’ai peur des chiffres. J’ai peur d’être fou. Fou
à lier. J’ai peur des livres.
J’ai peur d’aller faire caca dans la campagne lorsqu’il
fait nuit noire.
J’ai peur des sorcières des monstres et des serpents. J’ai
peur des mouches aussi. Surtout des mouches qui
auraient pu aller sur du caca.
J’ai peur d’aimer. J’ai peur de perdre.
C’est ça je suis l’homme !
Là je suis l’homme dans le cercle de feu – L’hom’ là
qui chante.
Noir et projection du film.
L’hom’ là s’occupe de la projection.
[…]
Nous aurons besoin de courage pour faire entendre notre
chant
et ce sont les exilés qui donneront le tempo de cette
musique.
Il y aura des désespoirs
et ce sont les enfants qui sonneront le jour nouveau.
Nos pas furtifs résonneront jusqu’à l’océan laissant sur le
sable des empreintes.
De l’Orient on entendra les tambours
d’Asie des chants de perles fines
jusqu’à ma parole douloureuse dans le rythme.
J’avais dix-sept ans lorsque nous sommes arrivés à
Marseille.
Marseille ma belle ! Marseille ma voisine.
Marseille que j’ai aimée.
Marseille mes bars de marins toujours au port.
Vêtue de vêtements brodés de perles fines mes marches
sinueuses entre les tas d’ordures à l’heure des éboueurs.
Les cris des mouettes sillonnent l’aube luisante et douce.
Poisseuse et tachant mes robes de bal.
Marseille mes ciels qui s’étirent jusqu’à l’horizon
couchée sur la veste du marin indien.
Marseille ma brune. Marseille ma blanche. Ma ville
trésor immaculé dont j’étais la prétendante.
Ceux dont je me souviens : Cédric-Ciril-Hervé-Nizar-
Jacques et son chien et bien sûr Lars... Arrivé de nulle
part aux pommettes slaves toujours dans un improbable
départ.
Mon dictionnaire amoureux feuilleté avec légèreté où
des nuits douces syncopent d’autres plus lâches. Départs
avortés. Promesses d’amour vives et jamais tenues.
Mères qui hurlent glapissantes et lugubres sous les
étoiles. La mienne dont la joie s’éteint au fil des années.
Une nuit
des flics appesantis de mauvaises bières m’ont arrêtée
enlevée
jetée au petit matin au pied de son lit.
J’étais la déchirée la ravagée la puante. La toute chaude
de peur.
Ma mère m’a regardée et s’est détournée avec dégoût.
Les flics ont ri comme à la foire
fracassant avec délices la délicate pyramide de ma
jeunesse.
Silence.
Noir venant très lentement.
[...]
L’HOM’ LÀ
Marc Tamet
ESE HOMBRE Traduction vers l’espagnol Maria Carmen Cadarso de Lard
© Passage d’encres 2013 (bilingue, collection Trait court).
Habana 2015
[Photo: Annie Heminway]
Bio de Marc Tamet:
Marc Tamet écrit des pièces de théâtre, des formes courtes, des livrets pour la musique contemporaine ainsi que des arguments pour la danse. Ses textes ont fait l’objet de mises en scène, de diffusions radiophoniques et de mises en voix. Il collabore à des revues politiques et littéraires. Boursier du Centre national du livre en 2002 et 2008, il a également bénéficié de l’aide à la création de la DMDTS en 2000, 2003 et 2005. Il a été accueilli en résidences d’écriture, entre autres, au CNES de la Chartreuse, au Centre des Écritures Dramatiques Wallonie Bruxelles (Résidence Mariemont, Belgique), aux Maisons Mainou-Fondation Johnny Aubert Tournier, Résidence suisse d’écriture dramatique et de musique pour la scène. Il organise régulièrement des rencontres publiques ou des ateliers concernant l’écriture théâtrale contemporaine. Une partie de son théâtre est publié chez Passage d’encres, Lansman, L’Harmattan. Marc Tamet vit et travaille à Paris.
Bio de Raoul Fernandez
Raoul Fernandez est acteur de théâtre et cinéma ainsi que costumier d'opéra et théâtre.
Fernandez a travaillé aux Atelier Coutures de l'Opéra de Paris tout en suivant des études théâtrales à l'Université Paris VIII. Stages: John Hopkins à Baltimore avec Dario Fo, Festival des Nations à Nancy, Ballet Nacional de Cuba, Anatolie Vassiliev à Moscú et Jerzy Grotowsky à Pontedera en Italie.
Parmi ses projets Actoral récents figurent deux films du Festival de Cannes: « La Tête Haute » d'Emmanuelle Bércot avec Catherine Deneuve et « Marguerite et Julien » de Valérie Donzelli avec Germadine Chaplin et Samy Frey à partir d'un scénario inédit destiné à François Truffaut, ainsi que le film « On lui donnerait le bon Dieu » de Maria Pinto à partir des lettres du marquis de Sade.
Au théâtre, Fernandez a travaillé avec Stanislas Nordey, Jean Pierre Vincent, Marcial di Fonzo Bo, Jean François Sivadier, Wajdi Mouawad, Bertrand Cantat. Il a participé au Festival d'Avignon, Festival de Malaga, Festival del Teatro de La Habana.
Raoul Fernandez
© 2015, Annie Heminway
Chevrolet rouge - Eduardo Manet et Annie Heminway
[Photo anonyme 2015]
Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est directrice littéraire pour le contenu français du Salon .ll.
« Tu es prié de ne pas céder à la tentation de lire les ouvrages qualifiés d’herbes vénéneuses, car, dès la première louchée, ça y est, tu attraperas le virus… »
Critique de la nouvelle mise en scène des pièces de Sophocle par Wajdi Mouawad
Photo: Jean-Louis Fernandez
Georges Castera
Photo: Jean-François Chalut
Les joies des archives IV. Running after Hitler
Chantal Ringuet