Douzième lettre d’Israël, par Chantal Ringuet
octobre 13

Depuis que je fréquente l’Université hébraïque de Jérusalem, l’une de mes activités favorites consiste à m’entraîner au Centre sportif Lerner. Établi dans un complexe ultramoderne datant de la dernière décennie et financé par des donateurs américains, celui-ci abrite le plus beau gym où j’aie mis les pieds – pour autant qu’un gym se distingue par ses qualités esthétiques. À l’entrée de l’édifice, de jolies fleurs de pavot rouges et mauves m’accueillent; leur aspect sauvage donne à penser qu’elles ont poussé là au hasard. À l’intérieur, la salle de musculation et la salle d’entraînement cardio, de forme circulaire, s’étendent sur deux niveaux; elles sont réunies par une ouverture en plein centre, autour de laquelle sont disposés une dizaine de tapis roulants agrémentés d’écrans de télévision accrochés au mur. Dans cet espace au design ingénieux, nulle impression d’étouffement ne happe le visiteur. À l’opposé de nombreux établissements du même genre, où chaque centimètre carré est mis à profit –situation pénible durant les heures de grande fréquentation –, ce gym se distingue par son décor aérien. Les immenses murs vitrés, qui couvrent les deux tiers de chaque pièce, jouent ici un rôle important : ils assurent un prolongement de l’intérieur vers l’extérieur, depuis l’espace circonscrit où travaillent les corps à la vaste étendue de la ville sainte, où prient les âmes.

Au premier plan, la vue donne sur un stationnement composé de plusieurs rangées de places doubles, dont chacune peut accueillir une vingtaine de voitures. « Quelle idée de construire un espace de stationnement aussi grand dans un pays minuscule! », pensai-je en mon for intérieur. Symptomatique d’une certaine folie nord-américaine, le désir des grands espaces a gagné les Israéliens depuis longtemps. Mais au-delà de cette vaste étendue de bitume qui, ce jour-là, accueillait quelques rares voitures, l’on aperçoit, au deuxième plan, le cœur de Jérusalem, paysage spectaculaire s’il en est. Dans l’axe sud-ouest, le gym offre en effet une vue panoramique de la vieille ville, représentée par le dôme scintillant de la mosquée de l’esplanade du Temple. Une telle vue inspire un sentiment d’élévation – qu’il soit d’ordre intellectuel ou spirituel – à ceux qui entreprennent une séance d’entraînement physique. La vieille ville de Jérusalem, ses collines enchanteresses et son ciel d’un bleu majestueux : tel est le paysage magnifique que j’aperçois au moment où je monte, serviette à la main, sur l’un des douze tapis roulant installés devant les immenses fenêtres du gym.

L’horloge indique 16 h 20. À cette heure tardive de l’après-midi, la salle est bondée; un seul tapis roulant « technogym » est disponible. Je branche mon iPhone et fais démarrer la musique, après quoi je programme l’appareil cardio pour une séance de trente minutes. Bien que je regarde fort peu la télévision en règle générale, un rapide coup d’œil sur l’écran 16 pouces de mon voisin me convainc cette fois d’allumer ma télé : j’aimerais bien, moi aussi, plonger dans un film américain léger, avec sous-titrage en hébreu. Ainsi, je pourrai poursuivre mon apprentissage de la langue hébraïque tout en pratiquant l’une de mes activités sportives favorites, pensai-je. Je zappe d’une chaîne à l’autre, sans trouver celle qui retient l’attention de mon voisin. Les premières chaînes que je découvre présentent des images publicitaires qui se succèdent à un rythme effréné : une pub de savon, une autre de voitures, puis une troisième qui vante les attraits touristiques de la Galilée. Je zappe à nouveau; quelques chaînes plus loin, je m’arrête, stupéfaite, lorsque j’aperçois des images noir et blanc qui défilent sur l’écran plasma.

Je n’en crois pas mes yeux : il s’agit d’un documentaire des années 1930, également sous-titré en hébreu, montrant une foule massée devant Hitler. Ce film, dont j’ai déjà vu plusieurs extraits, est  célèbre. Mais le regarder sur la chaîne Historia depuis sa propre demeure, dans le confort d’un pays paisible ne produit  pas le même effet que de le regarder sur une chaîne historique de la télévision israélienne, depuis un gym high class de Jérusalem, dont la proximité avec les principaux symboles du judaïsme ne manque pas d’être frappante. Tandis que défilent sur l’écran plasma des images chargées de sens rappelant le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (« Heil Hitler ! », crie la foule fanatique), j’aperçois au loin le mur des Lamentations, dont les vestiges sont les preuves tangibles de la seconde destruction du Temple (70 ap. J.-C.), qui elle-même succéda à sa destruction complète six siècles auparavant (587 av. J.-C.). Dans le contexte de la persécution récente des Juifs, Jérusalem incarne très exactement la ville-mère, celle dont les bras se sont ouverts pour accueillir des milliers de survivants de la Shoah dès 1945. Cela étant, comment aurais-je pu imaginer que de telles images d’archives soient  montrées en pareil endroit ? Je cesse de regarder l’écran pour contempler l’horizon immobile : sous le soleil splendide, le dôme scintille.

Je change de chaîne à deux reprises. Pas de chance : ces chaînes diffusent exclusivement des publicités de voiture et des soaps à l’américaine. Lorsque j’atteins une cinquième chaîne qui propose un dessin animé pour enfants, je cesse de zapper. Un coup d’œil à l’écran indique qu'à ce moment précis, la durée de mon entraînement est de 27 minutes 42 secondes.

Douze minutes plus tard, je cède à la tentation de changer de chaîne. Je suis impatiente de voir de nouvelles images défiler. Si je me fie à la logique des autres chaînes, selon quoi les images doivent bouger et se succéder le plus rapidement possible, le documentaire des années 1930 devrait être terminé. Je zappe. Une fois, deux fois. Pas de chance, à nouveau : Hitler est devant moi et voilà que – si l’on peut dire – je cours vers lui, derrière la foule de milliers d’admirateurs qui l’acclame. Je cours, cours, cours, vite et plus vite encore… si bien que j’accroche la télécommande, qui tombe par terre. Je cherche à atteindre le bouton pour éteindre le téléviseur, mais ce bouton est trop haut. Je cours plus vite, je saute même, et pourtant, pas moyen de m’enfuir ! Je suis en mouvement, je m’acharne, je m’essouffle : pourtant, je ne cesse de faire du surplace. Une évidence me frappe : à soixante-quinze ans de distance, je suis condamnée à suivre cette foule en délire qui acclame Hitler. J’arrive enfin à appuyer sur le bouton « STOP », après quoi je descends du tapis roulant, fermement décidée à rentrer chez moi, où il n’y a pas de télé.

***

Deux jours plus tard, une nouvelle surprise m’attend au gym. En me dirigeant vers le tapis roulant, je passe devant l’ouverture centrale qui réunit les deux étages. J’aperçois alors, diffusé simultanément sur trois écrans, le même documentaire des années 1930 montrant un aréopage de dirigeants nazis en grande tenue. Devant chacun de ces écrans, un coureur s’époumone dans l’indifférence. Ma surprise est moins de voir diffusé ce genre de documentaire en ces lieux que d’observer tous ces joggers qui font comme si de rien n’était. Après plusieurs minutes, j’en arrive à la conclusion que la scène relève fortement de l’unheimlich, l’«inquiétante étrangeté» naissant ici du déni de la charge à la fois historique et émotive de pareilles images. Je regarde attentivement les coureurs, de même que les autres sportifs qui s’entraînent tout près et qui assistent, eux aussi, à la projection des images. Ce sont des Israéliens en grande majorité. Je m’interroge : combien d’entre eux ont-ils reçu, par leurs ascendants, la Shoah en héritage ? Plusieurs, à n’en pas douter. Or mon expérience des dernières semaines m’a appris que la Shoah affleure de partout dans la vie israélienne, souvent de manière impromptue. Sous l’indifférence générale affichée par les sportifs à l’endroit des images noir et blanc qui défilent sur les écrans se cache un traumatisme dont les conséquences demeurent tangibles, aujourd’hui encore, dans la culture européenne, tout autant que dans les sociétés israéliennes et nord-américaines. C’est là précisément que le bât blesse : au début du XXIe siècle, nous, Occidentaux, sommes tous tributaires de la Shoah, Juifs et non-Juifs confondus. Chacun de nous a peut-être fait l’expérience, un jour, de courir sur place derrière Hitler, au sens propre ou figuré, que ce soit en raison de circonstances particulières ou par un simple « hasard ». Circonstances dans lesquelles nous avons été propulsés ou hasard dans lequel nous avons échoué, possiblement à maintes reprises et cela, sans nous en rendre compte.

À l’expression Running for Success, qui guidait naïvement ma course, comme celle de tant d’autres joggers, avant que je ne fréquente le Centre sportif Lerner de Jérusalem, il me faut dorénavant ajouter celle-ci : Running after Hitler – ou pas. D’une certaine façon, la scène du coureur qui s’entraîne derrière des masses acclamant Hitler, avec la vieille ville en toile de fond, est une variation sur le « devoir de mémoire » qui échoit à notre temps. Un ami sépharade de Paris me dit: « Tu sais, en France, avec les nombreux débats à propos du devoir de mémoire, ce genre de situation est “consommé”: cela ne nous fait ni chaud ni froid! ». Pourtant, la scène laisse une impression saisissante : elle révèle le pouvoir de l’image d’archive, de même que les diverses perceptions qu’elle engendre, devant le corps de la ville.

© Chantal Ringuet 2013.

Docteure en études littéraires et traductrice, Chantal Ringuet détient un postdoctorat en études juives canadiennes de l’Université d’Ottawa (2007-2008). Elle a publié un essai intitulé À la découverte du Montréal yiddish (Fides, 2011) et un recueil de poèmes, Le sang des ruines (Écrits des hautes terres, 2010), qui a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier 2009. À l’occasion d’un séjour de quelques mois à Jérusalem, elle écrit pour Salon littéraire .II. quelques «Lettres d’Israël» abordant l’actualité littéraire et culturelle de ce pays.
 
 
 

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