Charlotte, de David Foenkinos, par Katerine Caron
mars 15

C’est à Berlin, dans un musée, que David Foenkinos découvre par hasard les toiles de Charlotte Salomon qui le captivent, l’envoûtent, l’enivrent. Il se lance à la recherche des origines, du parcours de la peintre allemande, et en fait la trame de son roman Charlotte en partageant avec nous, au fil du récit, ses impressions, ses découvertes, sa promenade dans les rues du quartier où vivait Charlotte. Il nous parle aussi des difficultés qu’il a rencontrées pour visiter l’un des appartements de l’héroïne. En entrant dans le monde plus intime du narrateur lorsqu’il utilise le « je », je me vois marcher avec lui à la recherche de Charlotte, partager la connivence qu’il a pour son personnage, et aussi prendre une distance, écouter le narrateur omniscient raconter, entre autres, la Grande Histoire de la Deuxième Guerre mondiale.

« Charlotte a appris à lire son nom sur une tombe. » Ainsi s’entame Charlotte, l’incontournable roman de David Foenkinos.

Enfant, Charlotte côtoie la mort. Elle porte le nom de l’une de ses tantes qui s’est suicidée. Et sa mère est mise sous terre alors que Charlotte n’a que neuf ans. Avant de mourir, sa mère lui promet de lui écrire du ciel une lettre. Longtemps Charlotte attend. S’opère un dialogue avec l’absence, une mise en image de la mère qui n’est plus. Une pierre tombale est-elle une toile, ou la page couverture d’un roman avec les dates du début et de la fin de l’histoire, ou un tremplin pour le vivant? Un peu de tout cela. Une pierre tombale porte un nom, la date de la naissance, la date de la mort avec, entre les deux, une vie.

Charlotte écrit, dessine en chantonnant avec la musique qui vibre dans sa tête, la musique des grands compositeurs dans laquelle elle baigne depuis son enfance. L’art nourrit la sensibilité de la jeune peintre, la maintient aux aguets; l’art est un abri presque permanent, « un endroit où se cacher, s’abriter de la haine. » Une intime relation avec les couleurs, la lumière, les textures de la mer, les éléments de la nature l’ancre dans le présent, favorise l’expression de sa vie de jeune adulte, de son enfance, du mariage, avant sa naissance, de ses parents. Ses coups de pinceau sont pulsatifs, énergiques, respirés profondément comme les battements d'un cœur qui bat avant sa fin prochaine. Un mélange de lenteur et de vivacité, de touche posée et accélérée. La massue de la mort extrait-elle une lumière chaude, une extrême force vitale ? La plume sensible de David Foenkinos exprime cette intensité avec une telle précision que je savoure les pages du roman avec, en sourdine, la voix de Charlotte qui me dit : je suis vivante et le resterai.

La mort tourne autour. Palpable. Charlotte mène un combat acharné pour vaincre le destin suicidaire de plusieurs femmes de sa famille. Et aussi l’exil, le passage d’un abri à l’autre: « N’est-elle pas elle-même effrayée en permanence? Quand elle marche, parle, respire. Elle est interdite de parcs, de piscines. Sa ville entière est un champ de bataille. Une prison pour le sang. […] sa vie entière est entre parenthèses. » La toile est un refuge stable. L’amour aussi. La mort, davantage. Le pinceau de Charlotte Salomon touche l’essentiel, caresse la toile avec du rouge, du bleu et du jaune, les trois couleurs primaires qui mettent en scène ce qui n’est plus, mais aussi, ce qui est : la vérité crue de la Deuxième Guerre mondiale vécue par cette jeune Allemande morte à vingt-six ans à Auschwitz, alors qu’elle était enceinte de quatre mois. Le suicide de sa mère lui a été longtemps caché. La vérité crue des camps de concentration est répandue, mais à leur mariage, Alexander et Charlotte ne cachent pas leurs origines juives, ultime cri de confiance, de transparence : ils se croient à l’abri à L’Ermitage, dans le sud de la France. Les derniers jours de leur vie passée à Villefranche-sur-Mer sont les premiers jours trop courts d’un monde nouveau, loin de la haine, de l'horreur, de la mort avec l’enfant que porte Charlotte… mais ils sont vite repérés et condamnés à mourir dans une chambre à gaz.

Charlotte est une héroïne, une survivante d'un monde qui se dilue, disparaît progressivement et qu'elle fait réapparaître sur ses toiles, ultime témoignage d'amour pour ses proches, tout en étant les empreintes d’une artiste allemande en survie et en pleine résilience lors de la Deuxième Guerre mondiale. Peu avant son arrestation: « … il faut à tout prix protéger son travail. Le mettre en lieu sûr. » Elle apporte sa valise bourrée de ses dessins et de ses peintures bien classés, par ordre chronologique, qu’elle confie au docteur Moridis, un ami proche, en disant « Gardez-les bien, c’est toute ma vie ». C’est ainsi qu’elle offre ses gouaches de Leben? oder Theater?, Vie ? ou Théâtre ?

Après la mort de Charlotte, son père et à sa belle-mère voient l’arrivée de Leben? oder Theater ? comme l'enfant qui revient, un ange qui donne un message d’amour à celles et à ceux qu'elle aime. Les proches de Charlotte la connaissent davantage une fois que son nom est écrit sur une tombe et que sa vie est illustrée, écrite dans sa grande œuvre qui est reconnue, gardée précieusement. Charlotte revient comme elle aurait aimé que sa mère revienne à travers les mots qu’elle aurait envoyés du ciel à sa fille.

Alfred, professeur de chant, était le plus grand amour de Charlotte. La voix, disait-il, « il faut remonter à la source de cette puissance. Une plongée démente vers ce qui est caché en nous. Tout cela a peut-être un lien avec la mort ». Ne lit-on pas ici la quête artistique de Charlotte Salomon ? « La musique et la vie sont liées », avoue-t-il. Peu de temps après leur rencontre, elle peint pour lui des dessins : « … elle n’a pas exécuté mais vécu l’œuvre.  Ce moment est fondateur pour la jeune fille. L’homme qu’elle aime a posé des mots sur sa frénésie. Ce qu’elle vient de vivre l’enivre. Elle sait maintenant où aller.» La voilà enivrée, saisie de son destin.

Après la guerre, Alfred observe le catalogue de l’exposition, et il « se découvre subitement. » Il est sidéré de voir son visage et ses mots presque partout. « Toutes ses théories. Toutes leurs conversations. Jamais il n’aurait pensé avoir eu une telle influence. »  Il est saisi par l’amour qu’elle ressentait pour lui, stupéfait qu’elle ait été obsédée par leur histoire. Les pages de Charlotte se terminent par la mort d’Alfred, le sourire aux lèvres, et qui garde bien au chaud dans la pochette intérieure de son veston l’invitation à l’exposition de Charlotte, morte le 10 octobre 1943.

David Foenkinos écrit ce roman au cours d’une période de dix années. En sourdine, je lis qu’il nous fait part que tous les Allemands ne sont pas des nazis, des kapos. Bon nombre d’Allemands ont fui le Troisième Reich -- avec ou sans succès -- et ils ont aussi, en grand nombre, sauvé la vie de femmes, d’hommes et d’enfants juifs.

Je sens qu’il pose un a un les mots de son roman qui a la forme d’un long poème qui va à l'essentiel. Peu de mots suffisent pour parler directement au lecteur d’une aimantation. Aimantation de Charlotte Salomon sur David Foenkinos, mais aussi de la langue allemande, de la littérature allemande, de l’art visuel allemand. 

Je remercie David Foenkinos de nous faire découvrir Charlotte Salomon qui a étudié à l'Académie des beaux-arts de Berlin. Leben? oder Theater? est d’une prodigieuse singularité en plus de s’inscrire dans le courant expressionniste. L’été dernier, un opéra sur sa vie a été monté à Salzbourg. L’œuvre est conservée au Musée de l’Histoire Juive d'Amsterdam. Je suis heureuse que se tienne à Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes) une exposition de mai à août 2015. À partir de septembre 2015, il y aura aussi une rétrospective à Nice et des plaques commémoratives partout où Charlotte a vécu dans le sud de la France. Gallimard va publier une édition illustrée de Charlotte.  Je souhaite une longue et belle route à l’époustouflante œuvre de Charlotte Salomon dans les musées à travers le monde.
 

© 2015, Katerine Caron

Photo : Antonino Geraci

Katerine Caron est romancière et poète. Elle a publié un roman aux Éditions du Boréal, Vous devez être heureuse, qui a été nominé pour le Prix du Gouverneur Général et le prix Anne Hébert. Elle a publié deux recueils de poésie aux Éditions du Noroît: Cette heure n’est pas seule et Encore vivante. Elle a fait son mémoire de maîtrise sur la lumière dans la poésie de Saint-Denys Garneau. Projet en cours: boursière du Conseil des arts et des lettres du Québec. Publication en 2019 chez Leméac Éditeur du roman écrit par Katerine Caron intitulé « Pourquoi m’enfermez-vous ici? ».  


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