Hector Berlioz : Les Troyens, par Anica Lazin
février 13

En direct du Metropolitan Opera de New York, le 5 janvier 2013. 


Susan Graham

Virgile, poète et philosophe romain du 1er siècle avant J.-C. écrivit l’Énéide, un poème épique en douze chants, selon le modèle grec de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère, lequel fut composé probablement entre 850 et 750 avant J.-C.

Dans les six premiers chants de l’Énéide, Virgile raconte d’abord comment Énée dut s’enfuir de Troie, souffrit en mer, connut la tentation de s’installer en permanence à Carthage et parvint enfin à son havre : l’Italie. Un nouveau récit des combats féroces qu’Énée dut mener pour s’installer dans le Latium commence au début du chant VII. Sa victoire nous laisse présager l’établissement définitif de ses descendants dans la région et la future naissance de Rome.

Attiré par l’œuvre de Virgile, et désirant réaliser son plus haut-rêve artistique, Hector Berlioz (1803-1869) écrivit le livret pour son opéra intitulé Les Troyens en utilisant comme sources les six premiers chants de l’épopée. La partition qu’il composa par la suite fut pendant longtemps jugée trop longue pour être exécutée en une soirée, et trop courte pour être partagée en deux soirées. Ce parti pris du créateur a malheureusement pesé sur la destinée de l’œuvre. Après quelques tentatives de coupure qui se sont avérés infructueuses, les impresarios des maisons d’opéra l’ont finalement adoptée telle quelle. De fait, amputée ou condensée, l’opéra Les Troyens n’arrivait pas à trouver l’équilibre de sa version originale.

Connu aussi sous le nom de « monstre lyrique », l’opéra est construit en deux parties : « La Prise de Troie » et « Les Troyens à Carthage ». À noter que Berlioz n’a jamais assisté à la création de son œuvre en son entier. En effet, la seconde partie, « Les Troyens à Carthage », fut présentée à Paris en novembre 1863, et la première, « La Prise de Troie », à Nice en janvier 1891. L’œuvre intégrale ne fut présentée pour la première fois qu’en décembre 1890 au Théâtre grand-ducal de Karlsruhe, soit vingt et un ans après la mort de Berlioz. Toutefois, la presse musicale française de l’époque négligea l’événement.

Aucun musicien français n’a été autant dénigré par les professionnels de son pays que Berlioz. De son vivant, il eut du succès dans plusieurs pays d’Europe, mais jamais en France. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle, que de jeunes musicologues rendirent enfin justice au véritable père du romantisme français.

En écoutant Les Troyens, nous entendons le désir du compositeur de raconter ce grand et bouleversant amour entre Didon et Énée, pure invention de Virgile. Sur le plan chronologique, leur rencontre ne pouvait avoir lieu : deux siècles séparent la jeune reine africaine et le fondateur de la ville de Rome.

Tout de même, Berlioz incrusta cette romance dans le tissage dense de la fresque musicale créée selon la longue tradition de l’opéra français : mariage du spectaculaire et du grandiose. L’intime sentimental s’insinue dans le charme sophistiqué et épique de l’histoire du peuple romain. Indiscutablement, Berlioz a réalisé un chef-d’œuvre. Son opéra est une œuvre singulière, mais séduisante pour tous les musiciens et les amateurs de l’art lyrique désireux de la faire connaître. Elle est une citadelle passionnelle à conquérir, un monument dédié à l’art et à la beauté incompris.

The Metropolitan Opera s’est lancé dans cette magnifique et audacieuse aventure de la monter à la scène, en reprenant dans sa programmation de 2012/2013, la production de Les Troyens de 2003, avec la mise en scène de Francesca Zambello (Le 10 février 2003, ce fut avec James Levine au pupitre, Ben Heppner en Énée, Lorraine Hunt Lieberson en Didon et Deborah Voigt en Cassandre)

Seules les grandes maisons d’opéra peuvent se permettre un tel exploit, parce que l’exécution de ce géant lyrique et théâtral exige un corps participant d’environ trois cents musiciens, choristes, solistes et danseurs sur scène et dans la fosse d’orchestre.

Le décor est expressionniste, les costumes symboliques d’un goût raffiné et la direction des chanteurs obéit à une approche moderne. La chorégraphie de nombreuses scènes de ballet participe d’un mouvement libre, afin que l’ensemble se fonde dans une vision néo-romantique, rehaussée de quelques coups de pinceaux de couleurs vives (un exemple : la couleur mauve des vêtements qui traduit la symbiose sublime entre les deux héros).

Tous les solistes ont donné une très belle interprétation, incluant ceux qui chantaient les petits rôles chantés, celui du lyrique ténor Paul Appleby en Hylas, celui de la convaincante québécoise Julie Boulianne, mezzo-soprano en Ascagne. Par contre, je fus déçue de Dwayne Croft, baryton, dans le rôle de Chorèbe. Il a éprouvé quelques difficultés vocales et la voix a paru sur le point de flancher dans les aiguës.

De toute évidence, c’est le trio des solistes principaux, Deborah Voigt, soprano, Susan Graham, mezzo-soprano et Bryan Hymel, ténor, qui se distingue des autres. Les deux chanteuses avec leur expérience et leur professionnalisme ; le jeune ténor avec sa technique solide, son enthousiasme et sa musicalité. Quel trio d’interprètes sincères, honnêtes et polyvalents !

Deborah Voigt, qui a débuté au Met en 1991 dans le rôle d’Amelia dans Un Ballo in maschera de Giuseppe Verdi, poursuit habilement une carrière qui s’inscrit dans le long terme. Après avoir accompli la prouesse de Brunhilde dans La Tétralogie, de Richard Wagner, la saison passée, elle sculpte une Cassandre tragique, dès sa première apparition sur scène et jusqu’au sacrifice héroïque de cette prêtresse troyenne, à la fin du deuxième acte.

Susan Graham, avec son style de chant pur et sa sensibilité exquise pour la musique française, a incarné le personnage de la reine de Carthage en exprimant avec simplicité et virtuosité tous les états émotionnels de cette femme : fierté, appréhension, tristesse, passion, accomplissement, grâce, faiblesse, colère et courage. Elle nous démontra encore une fois être une grande artiste, malgré un tout petit défaut que je perçus en l’écoutant le 5 janvier. L’énergie qu’elle possédait et qu’elle nous a chaleureusement transmise dans le rôle de Didon au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 2004 s’est affaiblie. Ce fut la seule ombre de sa performance.

N’oublions pas que le rôle de Didon est excessivement exigeant physiquement parlant et que, comme la chanteuse l’a dit elle-même dans l’entrevue pendant l’entracte, « parmi toutes les montagnes qu’elle a dû monter, ce fut son mont Everest ». Néanmoins, elle reste pour moi une référence de haut niveau dans le chant classique du XXIe siècle.

La découverte fut Bryan Hymel, qui a reçu l’appel du Metropolitan Opera la veille de Noël pour remplacer au pied levé Marcello Giordano, annoncé pour la représentation du 26 décembre 2012. Hymel avait déjà chanté le même rôle dans des conditions semblables en juillet 2012, au Covent Garden, en remplacement de Jonas Kaufmann qui souffrait d’une infection. Depuis sa victoire au Concours des airs de Verdi au Festival de musique d’Aspen au Colorado, où il fut remarqué comme le plus jeune compétiteur (19 ans), Hymel continue de séduire le public de nombreux théâtres du monde.

Ce fut pour moi un immense plaisir d’entendre la vaillance de son Énée et de me rappeler deux glorieux ténors, Ben Heppner (2003) et Jon Vickers (1973), tout en espérant qu’il saura suivre leurs traces. Il sera intéressant de voir comment évoluera la carrière de ce chanteur de 32 ans qui a interprété avec brio l’air « Inutiles regrets » au début du cinquième acte.

Grâce à une excellente équipe de chanteurs, musiciens, danseurs et choristes, guidée par Fabio Luisi, je peux affirmer qu’à l’écoute de cette dernière version de l’opéra Les Troyens nous pouvons nous approcher du sentier qui mène vers cette citadelle isolée, cet indiscutable monument dédié à l’art et à la beauté.

The Metropolitan Opera HD en direct : le 5 janvier 2013

Chef d’orchestre : Fabio Luisi

Mise en scène : Francesca Zambello

Scénographie : Maria Bjornson

Costumes : Anita Yavich

Chorégraphie : Doug Varone

 

Personnages :

Cassandra : Deborah Voigt, soprano

Didon : Susan Graham, mezzo-soprano

Énée : Bryan Hymel, ténor

Chorèbe : Dwayne Croft, baryton

Narbal : Kwangchul Youn, basse

Anna : Karen Carill, mezzo-soprano

Iopas : Eric Cutler, ténor

Hylas, Paul Appleby, ténor

Ascagne : Julie Boulianne, mezzo-soprano

© Anica Lazin, 2013


Anica Lazin, écrivaine et musicienne d’origine serbe, auteure du roman Tisza, (Éditions Trois Pistoles, 2010), membre de l’UNEQ, et professeure à l’UTA de l’UQTR.


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