Rust Belt et Sun Belt : un jeu de chaises musicales
Eric Deguire
septembre 20

En novembre 2012, à la suite de la réélection de Barack Obama, j’ai écrit un texte soulignant la fin des raz-de-marée dans le cadre des courses présidentielles aux États-Unis. Tout porte à croire que cette réalité tiendra encore une fois en 2020.

En 1988, George H. W. Bush a accédé à la présidence en remportant 53,4% du vote populaire ainsi que 40 États pour un total de 426 grands électeurs. Cette victoire substantielle n’était pas surprenante à l’époque, alors que des raz-de-marée encore plus écrasants avaient eu lieu dans les années et décennies précédentes. Toutefois, depuis 1988 aucun gagnant présidentiel n’a réussi à atteindre les sommets numériques de Bush père. On peut facilement conclure que cela représente un exemple assez clair de la polarisation et de la cristallisation des comportements électoraux de plusieurs américains.

Malgré l’incapacité des candidats à remporter des majorités écrasantes au niveau national, il est par contre ironique de constater que l’allégeance de plusieurs États se trouve à être assez chancelante.

Il y a dix ou quinze ans, si vous disiez à un supporteur démocrate qu’en 2020 le Nouveau-Mexique, le Colorado et la Virginie seraient des États qu’on peut presque considérer comme étant gagnés d’avance, il se serait mis à jubiler. De plus, certains anciens bastions républicains comme l’Arizona, la Caroline du Nord, la Géorgie et même le Texas sont légitimement dans la mire de Joe Biden dans le cadre de la course actuelle.

Ce réalignement peut être vu comme étant extrêmement favorable pour le Parti démocrate, lui assurant un avenir prometteur. Par contre, alors que les électeurs des États de la Sun Belt et de certains de ses États limitrophes se montrent de plus en plus démocrates, ce sont les électeurs de la Rust Belt et du Midwest qui penchent de plus en plus vers le Parti républicain.

En 2016, les électeurs de la Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin ont donné à Donald Trump les clés de la Maison-Blanche en votant, respectivement, pour le Parti républicain  pour la première fois depuis 1988, 1988 et 1984. Cette tendance républicaine du Midwest et de la Rust Belt est encore plus évidente lorsqu’on constate les résultats en Ohio.

En date de 2020, l’Ohio est l’État américain avec la septième plus grande population. Sa valeur électorale demeure cruciale, quoique déclinante. À l’époque de la Deuxième Guerre mondiale, l’Ohio comptait plus d’habitants que la Floride, le Texas ou la Californie. Les trois ont depuis ce temps-là déclassé l’État qu’on surnomme le Buckeye State. État baromètre par excellence, l’Ohio a accordé son appui à tous les gagnants présidentiels depuis 1964. Par contre, la tendance républicaine de cet État est assez claire. En 2016, même ceux qui prévoyaient une victoire d’Hillary Clinton au niveau national ne lui donnaient pas une très grande chance de remporter l’Ohio. Donald Trump a finalement remporté l’État avec une marge significative de 8% des voix.

On peut en dire autant de l’Iowa, un État du Midwest qui penche de plus en plus en faveur du Parti républicain.

Depuis une génération, les Démocrates rêvent d’établir des bases plus solides dans le sud et dans l’ouest du pays alors que les Républicains ont toujours cherché à faire des gains dans le Midwest. Dans les deux cas, ils ont atteint leur objectif tout en perdant certains acquis traditionnels, créant ainsi un jeu de chaises musicales à l’échelle du pays.

Ces mouvements partisans se déroulent dans le cadre d’une époque qui voit la population des États de la Sun Belt augmenter beaucoup plus rapidement que les États du nord. Des États comme le Texas, l’Arizona, la Caroline du Nord, la Géorgie et le Nevada sont parmi les États américains qui accueillent le plus de migrants domestiques. En plus de devenir de plus en plus démocrates, ces États voient leur poids électoral augmenter alors que de nombreux Américains choisissent de quitter leurs régions natales afin de s’y établir.

Dans le cadre des élections primaires démocrates de 2020, Pete Buttigieg et Amy Klobuchar,  originaires de l’Indiana et du Minnesota, ont tenté de mettre l’accent sur les besoins du Midwest. Ils ont parlé des anciens travailleurs des secteurs manufacturiers ou miniers récalcitrants et particulièrement anxieux par rapport à l’idée de s’adapter à une économie nouvelle. Afin de souligner que sa région a longtemps été ignorée, Mme Klobuchar a régulièrement répété la phrase suivante : « Le Midwest, ce n’est pas une région qu’on ne fait que survoler. C’est mon chez soi. » [traduction libre]

M. Buttigieg aborde le sentiment d’aliénation que vit la région dans son mémoire, Shortest Way Home (2019):

Le progrès ne [peut] commencer qu'une fois la défaite entièrement digérée. Rien n'est plus humain que de résister au déclin, c'est pourquoi les politiciens cyniques peuvent faire plusieurs gains en brandissant le fantasme qu’une défaite peut être renversée plutôt que surmonter à la dure. C'est le mensonge le plus profond de notre politique nationale récente, le mensonge fondamental encodé dans « Make American Great Again. » Au cœur des promesses impossibles – que le charbon seul alimentera notre avenir, qu'un grand mur peut être construit autour de notre statu quo, que les changements climatiques ne sont même pas réels – se trouve le fantasme encore plus sournois que le temps lui-même peut être inversé, toutes les pertes restaurées et donc aucun nouveau mode de vie n'est requis. [traduction libre]

Longtemps considéré comme faisant partie de la base démocrate, le Midwest comprend plusieurs électeurs aux valeurs conservatrices qui occupaient des emplois stables et syndiqués. Frustrés du déclin économique des dernières décennies, ces électeurs ont trouvé refuge chez Donald Trump lors de la dernière course présidentielle. Michael Moore avait d’ailleurs parfaitement prévu ce flux démocrate aussi tôt que le mois de juillet 2016. On peut d’ailleurs se rappeler que son film Roger et moi a exposé, dès 1989, le désespoir économique dans le Michigan.

Originaire de Scranton en Pennsylvanie et né en 1942, Joe Biden a vu la Rust Belt et le Midwest changé au courant de sa vie et de sa carrière politique. Il a de très bonne chance de rejoindre les électeurs aliénés de la région en faisant preuve d’une grande dose d’émotivité et de sensibilité.

Dans le cadre de la course actuelle, Joe Biden souhaite assurément créer une coalition démocrate entre les États de la Rust Belt et du Midwest ainsi que ceux de la Sun Belt. De son côté, Donald Trump espère maintenir les bases républicaines dans le sud et dans l’ouest tout en séduisant à nouveau les électeurs de la Pennsylvanie, du Michigan et du Wisconsin. Peu importe le vainqueur de l’élection de 2020, les États-Unis réussissent encore une fois à exposer leurs diversités régionales dans le cadre d’une des élections les plus conséquentes quant à l’avenir du pays et du monde entier.

[PHOTO: Dan Buczynski]

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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, vient tout juste d’être publié chez LLÉ.

[PHOTO: Joel Lemay]



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