Quand la traduction frôle la transcréation
Sophie Voillot et Leila Marshy
septembre 21

Pour traduire The Philistine de Leila Marshy, Sophie Voillot n'a pas hésité à recourir à l'adaptation... mais seulement après avoir reçu le feu vert de l'autrice. Voici un entretien entre elles deux à ce sujet.

QU'EST-CE QUI T'A D'ABORD ATTIRÉE DANS La Philistine ET QUI T'A DONNÉ LE GOÛT DE LE TRADUIRE ?

Je compte sur les doigts d’une main les livres que j’ai traduits qui ont été écrits par une femme. Le fait que tu sois une femme était donc le premier aspect favorable, suivi de très près par le déroulement de l’action en Égypte, d’où vient une partie de ma famille. L’idée de vivre plusieurs mois dans cet univers me souriait beaucoup.

Ça, c’était avant même d’avoir lu La Philistine! J’ai vite été séduite par le personnage de Nadia, et encore plus par celui de Manal. Étant queer moi-même, l’histoire d’amour entre ces deux femmes avait tout pour me plaire. Si on ajoute à ça l’apparente simplicité de ton style, c’est tout un défi que je me suis plu à relever.

OÛ EN ÉTAIS-TU DANS LE PROCESSUS DE TRADUCTION QUAND TU T'ES MISE À PENSER À MODIFIER CERTAINES CARACTÉRISTIQUES ESSENTIELLES DE QUELQUES PERSONNAGES ?

Pas très loin. Je ressentais déjà une tension dans le fait de représenter en français des personnages qui s’expriment en anglais. Je trouvais que ça mettait trop de distance entre la lectrice et le personnage principal, celui de Nadia.

Quand on rencontre Brigitte, la propriétaire de la galerie, qui est française, on est encore au début du roman. Cet élément implique que Manal s’exprime en français pour communiquer avec sa patronne.

C’est alors que l’idée m’est venue de rendre Nadia francophone. Je me suis ensuite aperçue qu’il fallait étendre la transformation à son chum Daniel, parce que leur différence linguistique fait partie des choses qui les séparent. Et la métamorphose s’est par la suite étendue à Claire, la mère de Nadia, puisque le français était devenu sa langue maternelle.

COMME J'AI UNE FORMATION EN CINÉMA, CE TYPE DE TRANSPOSITION M'A SEMBLÉ LOGIQUE ET FAISABLE. MAIS JE CROIS QUE ÇA NE SE FAIT PAS DU TOUT EN TRADUCTION LITTÉRAIRE ! ÉTAIS-TU INQUIÈTE DE COMMETTRE UN FAUX PAS ?

Il faut dire que traduire, c’est souvent transposer. Par exemple, il arrive régulièrement que les mots changent de catégorie grammaticale en passant d’une langue à l’autre : When she came back (verbe) devient en français À son retour (nom). On remplace aussi une expression toute faite par une autre qui existe déjà, par exemple Please hold the line devient en français Ne quittez pas.

Donc on a une frontière qui est celle entre les deux langues, et des métamorphoses qui se produisent quand certains éléments franchissent cette frontière. Tout ça, malgré les apparences, c’est par respect pour le texte. Pour que sa lecture dans ce qu’on appelle la langue d’arrivée (ici, le français) paraisse plus naturelle pour les lecteurs, qui doivent pouvoir “embarquer” dedans avec facilité.

La plupart du temps, ce phénomène reste à l’échelle des mots ou des expressions. Ici, on pourrait dire que j’ai procédé de la même manière et que la différence est plutôt une question de magnitude. On entre alors dans l’adaptation plutôt que la traduction au sens strict. Effectivement, ça se fait beaucoup au cinéma et avant ça, au théâtre, mais pas en littérature. Par contre, c’est monnaie courante en traduction publicitaire. Ça porte même un nom : transcréation.

Une fois la décision prise de concert avec toi, je n’étais pas inquiète du tout. Pendant toute la traduction de La Philistine, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir fait le bon choix.

QU'EST-CE QUE CELA NOUS APPREND SUR L'INTÉGRITÉ D'UNE ŒUVRE LITTÉRAIRE SI UNE TRADUCTRICE PEUT MODIFIER DES ÉLÉMENTS D'UNE TELLE IMPORTANCE ?

Je n’aurais jamais envisagé de me lancer dans l’adaptation si je n’avais pas eu ton accord. Donc ce que ça nous apprend à mon avis, c’est d’abord que Leila Marshy a du courage et de l’imagination! Et qu’il peut se créer entre une autrice et sa traductrice une connivence permettant ce genre de liberté. Comme je sais que c’est toi qui m’as choisie pour traduire ton roman, je pense aussi que j’ai bénéficié de ta confiance.

PEUX-TU CITER UN AUTRE OUVRAGE LITTÉRAIRE QUE LE TRADUCTEUR OU LA TRADUCTRICE A MODIFIÉ DE CETTE FAÇON ?

Non :-) Si on cherche « adaptation et traduction » dans Google, on va tomber sur des exemples comme ceux que je t’ai donnés plus haut, c’est-à-dire que ça reste au niveau des mots et des expressions. J’ai envie de paraphraser Mark Twain : Elles ne savaient pas que c’était impossible, alors elles l’ont fait.

AS-TU JAMAIS DOUTÉ DU BIEN-FONDÉ DE CETTE APPROCHE ? QUE DIRAIS-TU POUR CONCLURE ?

La création artistique, c’est d’abord et avant tout l’art de faire des choix. La traduction littéraire a beau être considérée comme un genre mineur, c’est tout de même une pratique artistique. On pourrait dire que mon métier, c’est me poser des questions. J’en résous un paquet tous les jours!

Mais celle-là, après que tu m’as répondu oui, elle n’est plus revenue. Toute la traduction s’est mise à couler avec un sentiment de justesse qui me confirmait que c’était la bonne chose à faire et je n’en ai jamais douté.

L’important, c’est que ça “marche” pour les lecteurs.

 *

Pour la version anglais de cette entretien, cliquer ici.

Sophie Voillot exerce le métier de traductrice depuis plus de vingt ans et a remporté son premier prix littéraire du Gouverneur général en 2006 pour Un jardin de papier (Salamander, Thomas Wharton).  Encore finaliste aux GG en 2007 puis en 2008, Voillot a également traduit le premier roman de Rawi Hage, Parfum de poussière, gagnant du Prix des libraires et du Combat des livres, en 2009. Elle remporte à nouveau un prix littéraire du Gouverneur général en 2010 pour sa traduction du second roman de Rawi Hage, Le Cafard.  Voillot reçoit le prix du Gouverneur général une troisième fois en 2013 avec L'enfant du jeudi d'Alison Pick. Sa traduction de La Philistine [LLP, 2021] est une première collaboration avec LLÉ.
[Photo: Pierre Crépô]



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