Le silence en retour, par Anica Lazin
juillet 12

Dans les années 1990, j’avais l’habitude d’écouter le programme du matin de Radio-Canada. En buvant mon thé et en préparant le petit déjeuner pour ma famille, je me laissais réveiller par la musique classique, qui berçait mon être encore à moitié endormi. La voix de l’animateur et les harmonies des pièces choisies créaient un fond adéquat au départ tranquille de la journée. Un fond favorable à l’ajustement entre le monde onirique et le monde réel.

Un jour d’automne 1997, tout en écoutant les premières mesures d’Amarilli mia bella de Caccini, un classique italien si souvent chanté par tous les amateurs et les professionnels lyriques, quelque chose d’exceptionnel dans la voix du chanteur attira mon attention. Ensorcelée, je courus jusqu’au poste de radio et je restai figée, transportée ailleurs.

Si difficile à prononcer et à retenir pour un francophone, et si facile pour moi qui suis d’origine slave, le nom de Dmitri Hvorostovsky est devenu et demeure pour moi, une référence de l’interprétation lyrique du répertoire classique russe et du bel canto italien. Depuis 1997, je suis sa carrière, et pendant mes voyages, je m’informe de la programmation des salles de concert dans la ville que je visite. Et comme par hasard, mon séjour à Paris ce printemps coïncida avec le sien. Encore une fois, je ne pouvais manquer une telle opportunité.

Dmitri Hvorostovsky est né en 1962 à Krasnoïarsk, une petite ville de la Sibérie centrale. Après ses études à l’École Supérieure des Arts de sa ville natale et son triomphe au prestigieux concours « BBC Cardiff Singer of the World » en 1989, il s’imposa dans les plus grandes maisons internationales d’art lyrique.

Les mélodies choisies pour ce récital à Paris, donné le 21 mai dernier dans la salle du Théâtre du Châtelet, ne sont pas des plus faciles à chanter : quatre romances de Rachmaninov, six de Taneïev, trois mélodies de Liszt et six romances de l’opus 73 de Tchaïkovski.

Parmi la centaine de romances écrites par Rachmaninov, les quatre interprétées au concert se démarquent sensiblement du modèle qu’il utilise généralement. En évitant l’habituelle virtuosité pianistique et la ligne flamboyante de la mélodie vocale, elles vont du sombre pessimisme de la première, à la déclamation religieuse de la dernière, tout en passant à travers des ornements orientaux de la deuxième et de la transparence harmonique de la troisième. Soigneusement accompagné par Ivari Ilja, pianiste d’origine estonienne, Hvorostovski les chanta avec une discrète retenue, afin d’établir le contact avec le public.

Les romances de Sergueï Taneïev sont rarement interprétées. Professeur de Rachmaninov et de Tchaïkovski, Taneïev est plus connu pour ses œuvres instrumentales. Mais son lyrisme romantique nous introduit dans un monde intimiste qui habita le chanteur.

La mélodie de Liszt, Oh ! Quand je dors, écrite sur un poème de Victor Hugo, est une évocation de l’amour de Pétrarque et Laure, et de celui du compositeur et Marie d’Agoult. Dans les deux autres mélodies de Liszt, pour lesquelles le compositeur respecta la langue originale du poète, l’italien (Trois sonnets de Pétrarque), Hvorostovsky se lança avec aise dans le style opératique, belcantiste.

Cependant, il réussit à accomplir un magnifique retour vers l’intimité du répertoire de musique de chambre à travers les six romances de Tchaïkovski, qui couronnèrent ce concert. Ces six mélodies constituent un véritable cycle, unifié par sa thématique nocturne : mélange de désespoir, de dépression, de nostalgie et de fatalité. On peut dire que Dmitri Hvorostovsky atteint le sommet de sa carrière.

Le concert se termina par une interprétation saisissante de la romance À nouveau seul, comme avant. L’hésitation à applaudir pour ne pas briser l’atmosphère créée par ces deux musiciens, fut le meilleur signe d’appréciation de la part du public.

En utilisant tous ces moyens artistiques et vocaux, Hvorostovsky nous offrit deux rappels : L’Extase, mélodie d’Henri Duparc et  Credo in un Dio crudel, l’air de Iago de l’opéra Otello de Verdi.

À la sortie du Théâtre du Châtelet, je réalisai que dans le répertoire italien, Hvorostovsky libère sa force dramatique et son énergie. Il est dans son monde. En français, il exprime sa noblesse innée, et en russe il noie son âme slave, mélancolique et oisive.

Liées avec un fort instinct musical, ces trois différentes cultures coexistent à l’intérieur de son chant, en exposant leurs beautés particulières à la lumière de nos cœurs ouverts et prêts à les recevoir.

Que pourrions-nous exiger de plus d’un artiste que de nous asperger généreusement de l’essence de son art ? Que pourrions-nous lui offrir en retour qu’une fraction de seconde du silence, qui permettait que la dernière note trouve son chemin et se perde dans l’infini? Le silence qui vaut beaucoup plus que des salves interminables d’applaudissements. Le silence noble et étonnant. La meilleure expression de tout ce qui est ineffable.

Théâtre du Châtelet à Paris, le 21 mai 2012

Récital de Dmitri Hvorostovsky, baryton

Ivari Ilja, piano

 

Programme

Serge Rachmaninov (1873-1943)

Près des portes du saint monastère

Elle est belle comme le jour

Les Lilas

La Résurrection de Lazare

 

Sergueï Taneïev (1856-1915)

Tout dort

Menuet

Non, ce n’est pas le vent

La route en hiver

Stalactites

Le cœur bat sans relâche

 

Franz Liszt (1811-1886)

Oh ! Quand je dors

Deux extraits des Trois Sonnets de Pétrarque

 

Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893)

Six romances, op. 73

 

© Anica Lazin 2012

Anica Lazin, écrivaine et musicienne d’origine serbe, auteure du roman Tisza, (Éditions Trois Pistoles, 2010), membre de l’UNEQ, et professeure à l’UTA de l’UQTR.

 

 

 


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