Biden et le Far West du cyberspace
Eric Deguire
mars 22

Prononcé devant une session conjointe du Congrès des États-Unis le soir du mardi 1er mars, le premier discours sur l’état de l’Union du président Joe Biden se voulait un moment lors duquel on pourrait commencer à retrouver une certaine normalité après deux années marquées par la pandémie de COVID-19. La salle était presque pleine, malgré une certaine distanciation physique, et les masques étaient plutôt absents. Bien sûr, ce semblant de normalité représentait un souhait vers lequel la société américaine et le gouvernement veulent tendre, car la COVID-19 n’a pas cessé de faire des morts et une terrible guerre vient d’être lancée en Ukraine.

Comme une grande part des allocutions de ce genre, celle du président Biden a mis l’accent sur sa liste d’épicerie politique en mentionnant les nombreux programmes économiques et sociaux qu’il veut faire adopter. De plus, il en a profité pour rappeler certaines des grandes luttes de notre époque telles que les changements climatiques ainsi que l’impact grandissant et pervers des réseaux sociaux. Au sujet de ce dernier point, je tiens à le féliciter.

« Nous devons tenir les plateformes de médias sociaux responsables de l’expérience nationale qu’elles mènent sur nos enfants à des fins lucratives […] Il est temps de renforcer les protections de la vie privée, d’interdire la publicité ciblée aux enfants, d’exiger que les entreprises technologiques cessent de collecter des données personnelles sur nos enfants », a affirmé le président démocrate. Dans la galerie se trouvait d’ailleurs une ancienne employée de Facebook, Frances Haugen. La lanceuse d’alerte est connue, entre autres, pour avoir dénoncé certaines des pratiques de Facebook, notamment au sujet de la collecte de données sur la vie privée des utilisateurs ainsi que le fait que l’entreprise a ignoré les dommages psychologiques causés par Instagram, alors qu’elle était consciente de ces dangers.

Je dois avouer que l’engagement du président Biden représente un pas dans la bonne direction, mais jusqu’à présent le gouvernement américain ne pouvait pas faire pire dans le dossier de la réglementation des géants du web et des réseaux sociaux. Ce monde demeure un Far West qui a corrompu les idéaux de liberté et d’égalité du cyberespace tels qu’ils avaient été imaginés par l’auteur de science-fiction, William Gibson, dans les années 1980 : un monde libéré de l’emprise des grandes compagnies et des puissances politiques. En réalité, les entreprises technologiques se permettent de pratiquer un capitalisme des plus sauvages où ils ne paient pas d’impôts et les utilisateurs sont devenus des produits marchands. L’incapacité des élus de même tenter certaines corrections résident dans leur incompréhension de cet enjeu de société.

Le 10 avril 2018, le directeur de Facebook (qu’on appelle maintenant Meta Platforms), Mark Zuckerberg, s’est retrouvé devant deux comités sénatoriaux chargés de se pencher sur les affaires judiciaires et commerciales. Le sénateur de l’Utah, Orinn Hatch, a cherché à mieux comprendre le modèle d’affaires de Facebook en posant la question suivante : « Comment maintenez-vous un modèle commercial dans lequel les utilisateurs ne paient pas pour votre service? » Bien candidement, après un lourd silence, Zuckerberg a répondu : « Monsieur le sénateur, nous diffusons des publicités. » Visiblement, ce sénateur – qui faisait partie d’un groupe d’élus américains dont la tâche était de mieux cerner et encadrer un des grands défis sociaux de notre ère – en connaissait moins que n’importe quel utilisateur du service en ligne qu’est Facebook.

Les intentions de Joe Biden à ce sujet font preuve d’une plus grande compréhension de l’enjeu, même s’il est presque impossible d’en comprendre moins que le sénateur Hatch. Pour le moment il ne s’agit que de paroles. Et même si ces paroles devaient mener à certaines politiques publiques. Il demeure difficile de dompter la bête sociale et technologique que représentent ces plateformes. On ne peut quand même pas douter de la sincérité de Joe Biden en ce qui concerne la protection des enfants et de leur santé mentale.

Nous avons tous été attirés par les plaisirs et les avantages de cette ère technologique tout en constatant les risques. Je pense aux bulles financières, à la collecte agressive d’informations sur nos vies privées ainsi qu’à l’impact émotif et social. Tout cela a été documenté dans le cadre d’œuvres et reportages tels que The Great Hack (2019), The Social Dilemma (2020) et Is Facebook Making Us Lonely, une réflexion remontant à mai 2012, quand on la relit aujourd’hui on constate la prémonition de Stephen Marche.

Il est possible que dans un futur qui demeure encore lointain, je crois bien, nous repenserons à la non-réglementation des plateformes technologiques de notre ère actuelle en se rappelant le pouvoir des entreprises pétrolières et ferroviaires à la fin du 19e siècle, alors qu’elles formaient quasi-monopoles avant l’adoption des lois anti-trust. Nous repenserons à ces outils et ces écrans que nous tenions entre nos mains et, comme l’a déjà remarqué Chantal Guy, nous tracerons un parallèle des plus clairs entre le déclin de la cigarette et l’émergence des réseaux sociaux, ce lieu commun « où on semble se défouler pour combattre une dépendance oubliée. » 

Les lois anti-tabac des dernières décennies représentent à la fois une cause et une conséquence du recul de la cigarette dans notre société. La pertinence de l’action gouvernementale au nom de la santé publique était des plus évidente. Si on réussit à combattre la dépendance aux écrans et aux réseaux sociaux, ou du moins leurs effets néfastes, quelle sera la prochaine mode, le prochain vice, la prochaine tendance pour nous rappeler notre fragilité humaine, notre vulnérabilité individuelle et collective?

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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020.

 



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