Huitième lettre d’Israël, par Chantal Ringuet
octobre 12

 

« Mon amour, je suis entouré d’eau, je n’arriverai peut-être pas à bon port et si je meurs, je veux que tu saches que je pensais à toi dans mes derniers instants. Ferme les yeux et imagine que je suis avec toi. De belles femmes m’entourent, l’air est saturé de désir, mais elles ne m’intéressent pas, je ne pense qu’à toi ».

Melech Ravitch à Rachel Korn, 1931[1].

Dans notre monde contemporain et friand de technologies ultrasophistiquées, la passion amoureuse a-t-elle encore sa place? Lorsque je raconte à une archiviste de ma connaissance que j’ai découvert, preuves documentaires à l’appui, l’existence d’une relation amoureuse déchirante entre Rachel Korn et Melech Ravitch, deux grands écrivains yiddish du siècle dernier qui lui sont familiers, celle-ci s’exclame : « Oh! Such a love story would be impossible today ». Par « such a love story », il faut entendre : une histoire si passionnée. Je regarde la jeune femme du coin de l’œil, sceptique. Le règne du romantisme et des folles amours serait-il terminé ? Le bonheur des rencontres furtives, le souffle du désir qui engendre la vie, les couleurs de l’amour naissant, sa musique propre, la rêverie puis le désespoir qu’il suscite, de même que le cortège de décalages, de déchirures et de douleurs qu’il entraîne : tout cela appartient-il bel et bien au passé?

Si tel est le cas, c’est notre humanité même qui se transforme, en ce début de XXIe siècle : à force de s’enliser tantôt dans le confort, tantôt dans l’ignorance, voire dans les deux à la fois, nous perdons la trace, si ce n’est la mémoire, de l’élan intérieur qui travaille notre chair dans ses replis les plus intimes. Nous flottons dans la douceur agréable du temps qui passe, en savourant plaisirs et possessions sans trop de difficultés, sans trop d’efforts. Nous avons cessé d’avoir peur, de prendre des risques, de nous affoler devant le sentier inconnu vers lequel nos pas bifurquent parfois, sans que l’on sache trop pourquoi. Nous faisons semblant : nous avons l’habitude de la fuite. De nos jours, à quoi l’amour s’arrime-t-il donc ?

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Sans avoir la prétention de répondre à cette question, un retour vers le passé me paraît ici nécessaire. Aussi vais-je réitérer un propos que j’ai tenu ailleurs[2] : pour peu qu’on s’y intéresse, le travail dans les archives comporte certaines joies, celles-ci frôlant parfois la pure félicité. L’une d’elles – et non la moindre – consiste à renouer, grâce aux manuscrits, aux lettres et aux photographies, avec une histoire d’amour ayant marqué, à sa manière propre, la vie d’illustres écrivains, de même que leur œuvre et la littérature de leur époque. À cet égard, l’histoire d’amour entre Melech Ravitch et Rachel Korn dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, est sans nul doute l’une des plus belles découvertes que j’ai faites au cours des derniers mois. S’agissant d’une histoire oubliée, dorénavant enfouie au cœur des Archives Melech Ravitch, à la Bibliothèque nationale d’Israël, celle-ci ne se destinait nullement à gagner en popularité du vivant des auteurs, pas plus qu’elle n’était vouée à connaître une notoriété posthume. Depuis une trentaine d’années, cette histoire reposait en paix dans plusieurs boîtes d’archives comprenant la correspondance que les deux écrivains ont échangée de 1923 à 1976, au fond d’une salle lui servant d’austère tombeau. Ironie du sort, l’inscription qui figurait sur l’ensemble des boîtes, « ne pas rendre public avant 1990 », semblait pour le moins désuète : qui donc pouvait s’intéresser à de vieux fichiers comprenant de nombreuses lettres écrites en yiddish, langue devenue quasi indéchiffrable et susceptible de décourager les chercheurs les plus aguerris, avant et même après 1990?

Pourtant, cette correspondance se révèle captivante : elle brosse le portrait de deux grands écrivains juifs d’Europe et, à travers eux, de la vie littéraire yiddish en Pologne durant l’entre-deux-guerres jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, période dramatique où les anciens amants se sont retrouvés à Montréal.

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Melech Ravitch, né en 1893 à Radymno, en Galicie de l’Est (aujourd’hui la Pologne), fut l’un des écrivains yiddish les plus prolifiques de son temps. D’abord influencé par le néoromantisme, puis par l’expressionnisme, il participa à l’avant-garde littéraire de Varsovie durant les années 1920, au sein du groupe Di Khaliastre (La bande). En 1923, Melech rencontre Rachel Korn, écrivaine de langues polonaise et yiddish de cinq ans sa cadette, chez qui il voit un extraordinaire talent littéraire. Quelques années auparavant, celle-ci avait attiré l’attention des critiques lors de la publication de ses premiers poèmes dans un journal socialiste ; la vigueur de son style avait fait croire à plusieurs qu’il s’agissait d’une voix masculine. Rapidement, les deux êtres brûlent d’une passion ardente qui modifiera le cours de leur écriture tout en les arrachant à leur mariage respectif. La période de leur liaison correspond en effet à la publication de plusieurs recueils de poèmes et de prose, dont Dorf [Village] (1928) de Korn et Di fir zaytn fun mayn velt [Les quatre versants de mon monde] (1929) de Ravitch. Lorsqu’en 1933 celui-ci s’installe pour de bon en Australie, la passion entre les deux amants n’en est que plus ardente, comme en rend compte l’abondante correspondance échangée  durant cette période. Dans la masse de leurs échanges épistolaires, une lettre retient mon attention : celle que Melech a écrite au mari trompé de Rachel quelques jours avant de quitter à jamais la Pologne. Tout en témoignant d’un sens de l’archive propre à Ravitch, elle révèle l’élégance de l’homme du monde à l’endroit d’un rival.

« Varsovie, le 21 janvier 1933

Cher Monsieur,

Je m’apprête à quitter la Pologne, d’abord pour l’Australie puis l’Amérique. Il se peut que je m’absente six mois, un an, plusieurs années ou pour toujours. Je souhaite rassembler mes archives avant mon départ.

Vous n’ignorez pas ma liaison avec votre épouse, elle nous relie vous et moi.

Notre correspondance est celle de deux génies littéraires, des documents de la plus haute importance pour la postérité.

Je ne veux pas dire que je l’ai façonnée en tant que poétesse. Elle s’est faite grâce à son immense talent, mais mes lettres n’ont pas été étrangères au dévoilement de celui-ci. Vous le savez puisque vous les avez presque toutes lues. Peut-être ne restera-t-il que cela de nous, de nos vies, il faut les garder comme des reliques.

Rokhl consent à me les rendre. Je vous demande de les emballer – c’est l’affaire d’une heure – et de me les envoyer en recommandé. Confectionnez, s’il vous plaît, trois paquets au cas où l’un se perdrait.

Votre,

      Melech[3] »

Sur une note tragi-comique, il est pour le moins intéressant de souligner que le mari de Rachel a acquiescé à sa demande. Celui qui allait trouver la mort peu de temps après, lors d’une rafle nazie à laquelle Rachel allait pour sa part échapper, a en effet envoyé à Ravitch les lettres qu’il avait écrites à sa propre épouse, tout en prenant le soin de les regrouper en trois paquets, tel que demandé. C’est ainsi que la correspondance entre les deux amants a abouti, des années plus tard, à la Bibliothèque nationale d’Israël, où elle est toujours disponible pour consultation.

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Aujourd’hui, ce qu’il advint entre Melech Ravitch et Rachel Korn, écrivains considérés parmi les plus prolifiques et réputés de la littérature yiddish du XXe siècle, demeure à toutes fins utiles presque complètement tu, oublié, inconnu. Presque complètement : car, en vertu d’un entêtement du temps et de l’histoire, leur amour, aussi secret fût-il, n’a pas entièrement disparu des mémoires. La preuve en est la publication, en 2011, d’un roman intitulé D’un pays sans amour (à noter l’intéressant paradoxe que ce titre introduit dans mon propos), roman où la relation entre les deux écrivains est évoquée à quelques reprises. Ainsi, il aura fallu quelques détours vers l’origine, c’est-à-dire vers les traces écrites laissées par le désir amoureux au milieu de nombreux documents conservés, pour que celle histoire parvienne jusqu’à moi, à partir du travail archivistique réalisé par le romancier lui-même, à la Bibliothèque nationale d’Israël, jusqu’à l’exemplaire du roman offert par un ami cher, à l’occasion de mon anniversaire.

De cette liaison fougueuse qui dura environ une décennie, les archives montrent le début comme la fin. L’archive borne ainsi la jouissance d’un réel qui s’inscrit d’emblée dans la correspondance, tout autant que cette jouissance s’interrompt avec elle. Comme quoi, ce que Derrida nomme la pulsion d’archive, cette pulsion qui nous incite à interpréter les traces, à leur conférer un sens pour mieux les réitérer, ouvre de nombreuses pistes de lecture. À leur tour, celles-ci se frayent une voie jusqu’à nous et, par le biais d’un ou de plusieurs intermédiaires, traversent nos vies, en y imprimant parfois – quel bonheur – une «impression freudienne». À moins qu’elles ne provoquent une fièvre...

© Chantal Ringuet, 2012

[1] Cité par G. Rozier, D’un pays sans amour (traduction du yiddish par l’auteur), Paris, Grasset, 2011, p. 379.
[2] Il s’agit d’un point de vue déjà exprimé ici même, dans une  chronique intitulée «Les joies des archives I».
[3] Cité et traduit par Gilles Rozier, D’un pays sans amour, p. 244-245.

Docteure en études littéraires et traductrice, Chantal Ringuet détient un postdoctorat en études juives canadiennes de l’Université d’Ottawa (2007-2008). Elle a publié un essai intitulé À la découverte du Montréal yiddish (Fides, 2011) et un recueil de poèmes, Le sang des ruines (Écrits des hautes terres, 2010), qui a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier 2009. À l’occasion d’un séjour de quelques mois à Jérusalem, elle écrit pour Salon littéraire .II. quelques «Lettres d’Israël» abordant l’actualité littéraire et culturelle de ce pays.


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