L’indomptable Texas
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Quand il est question du chevauchement du travail intellectuel et du travail artistique, je repense presque toujours aux réflexions de François Ricard sur l’essai. Elles ont tendance à revenir dans la plupart de ses œuvres, mais aussi tôt que 1977, Ricard les évoque dans un article publié dans la revue Études françaises : « Autre caractéristique de l'essai : le langage, qui, de simple instrument qu'il est dans le texte scientifique ou idéologique, y devient le lieu même de la recherche. Le langage de l'essai, en effet, est autant, sinon plus, « performatif » qu’« informatif »; le signifiant y fait plus que transmettre le signifié, il l'invente, le modèle, agit constamment sur lui. Et l'essai, en ce sens, appartient peut-être autant à l'ordre du poème qu'à celui du discours. »
Cette rencontre du texte scientifique et de l’art, des visées informatives et des visées performatives rappelle aussi la désignation de plus en plus commune qu’est la recherche-création. La forme et le fond s’entrecroisent pour ainsi toucher nos cœurs à l’aide d’idées rigoureusement défendues. C’est ce que Klervi Thienpont réussit avec brio dans le cadre de son monologue (Dé)tourner sa langue, livré à la Maison de la culture Janine-Sutto le 12 octobre dernier. La performance qu’on qualifie de conférence, mais aussi de bricolage-montage ludique et indiscipliné sera présentée à nouveau au printemps 2024 à l’Entrepôt, maison de la culture de Lachine.
(Dé)tourner sa langue a été conçu en septembre 2020 alors que Klervi Thienpont se consacrait à sa maîtrise en théâtre à l’UQÀM. L’année d’après, le volet plus académique du projet arrive à terme. Klervi Thienpont complète son mémoire : (Re)penser la langue théâtrale sur les scènes québécoises : s'incarner pour mieux se dire.
On peut parler d’une maîtrise en théâtre, mais on peut certainement aussi parler d’une maîtrise au théâtre. Avec humour, sensibilité et fougue, Klervi Thienpont livre un monologue de plus d’une heure. Elle fait appel à sa riche expérience de comédienne pour interpréter de nombreux rôles. Par moment, elle crée des dialogues entre personnages. Elle évoque son enfance, sa vie de mère. Elle nous plonge dans des mises en scène avec les membres de sa famille ou bien dans le cadre d’une soirée au karaoké. Elle se sert d’accessoires, le tout accompagné d’une présentation PowerPoint, parce que la conférence universitaire n’est jamais bien loin. Klervi Thienpont a le don de nous faire rire tout en citant des linguistes.
Elle nous révèle certains faits biographiques qu’on peut aussi lire dans son mémoire. On baigne un peu plus dans son intimité : « J’ai grandi dans un petit village des Bois-Francs sur une ferme de moutons. Dans l’esprit du retour à la terre, on a été élevé sans télévision, dans une maison où on mangeait du pain maison, du caroube et tout le tralala. Mon frère et moi, on n’était pas baptisé, notre mère venait de Belgique et on portait des prénoms bretons. 2 balles, une prise. Heureusement, on était quelques étranges dans le village, mais très peu. »
La force motrice derrière le monologue et le mémoire de Klervi Thienpont est notre rapport à langue française, mais surtout à ses accents et à ses intonations. Elle nous montre aussi comment des choses qu’on peut considérer comme étant techniques ou anodines telles que la prononciation, l’articulation ou le choix de mots peuvent être source de hiérarchisation politique ou d’exclusion sociale. Elle réfléchit à la langue française qu’on utilise au théâtre. On parle de français international, standard, neutre et normatif, mais qu’en est-il du français qui est parlé par les francophones, et surtout par les Québécois? Si Les Belles-sœurs de Michel Tremblay a représenté une transgression nécessaire en 1965, comédiennes et comédiens, sans oublier les voix radio-canadiennes, doivent encore désapprendre le français qu’ils ont toujours parlé au profit d’un français international qui se prétend universel. Klervi Thienpont ne se campe pas dans une perspective de dénonciation ouverte. Elle présente la réalité telle qu’elle la constate. Les membres du public, qui ont déjà des rapports variés à la langue française et à sa situation politique, peuvent ainsi poursuivre leurs réflexions sur un des sujets les plus fondamentaux de la société québécoise.
Si (Dé)tourner sa langue permet au public de créer une connexion avec Klervi Thienpont, ses angoisses et ses incertitudes, on peut aussi garnir notre bagage intellectuel comme lorsqu’elle aborde l’affrication des consonnes, un phénomène qui existe dans de nombreuses langues, alors que les locuteurs modifient le son de certaines consonnes devant certaines voyelles en y insérant un frottement. L’Office québécois de la langue française explique ce phénomène de manière objective : « Dans le français parlé au Québec, les consonnes [t] et [d] sont généralement affriquées devant les voyelles [i] et [y] et sont prononcées [ts] et [dz], alors que devant les autres voyelles et les consonnes, elles sont normalement prononcées [t] et [d]. »
La quasi-totalité des locuteurs du Québec sont probablement inconscients de cette tendance orale. Elle est presque imperceptible avant qu’on nous explique qu’elle existe et elle n’a aucun effet sur les idées qu’on essaie de communiquer. Mais lorsqu’on reproche à quelqu’un l’affrication des consonnes [t] et [d], comme si son français était d’un niveau inférieur, on lui fait vivre une insécurité linguistique.
L’insécurité linguistique des Québécois émerge souvent en raison de la position d’infériorité – ne serait-ce que numérique – par rapport à l’anglais. Mais chez les locuteurs français, il existe une variété d’insécurités qui peuvent prendre forme lorsqu’un accent ou un choix de mots en dit long. Enfant, Klervi Thienpont aurait employé le terme ramassette (appris de sa mère belge), plutôt que porte-poussière. Les Québécois – pure laine, de souche ou d’origine canadienne-française, choisissez le terme qui vous convient le mieux – ont vite souligné sa différence. Le sentiment d’exclusion ne peut que suivre.
J’oserais dire que je partage avec Klervi Thienpont le sentiment de me sentir québécois à 99%, même si je ne sais pas si elle serait d’accord avec cette désignation. Si elle a connu des succès dans le monde culturel au Québec, comme comédienne dans des téléséries, des films et surtout dans l’univers du théâtre, elle continue à ressentir sa différence lorsqu’on lui demande de jouer le rôle d’une Française dans une télésérie québécoise.
Je suis né d’une mère libanaise et grecque, parfaitement trilingue (arabe, anglais, français) et enseignante de français au Québec et d’un père d’origine canadienne-française (parfaitement bilingue). J’ai grandi dans un monde très anglophone, même si mon éducation formelle s’est toujours faite en français. Depuis une dizaine d’années, j’enseigne le français à la formation générale des adultes. Mais encore, mes tournures de phrase (il y en a peut-être dans ce texte) ou mon intonation à l’oral vont parfois révéler ma différence. Contrairement à Klervi Thienpont, je peux au moins me cacher derrière mon nom.
(Dé)tourner sa langue n’offre pas de solutions explicites, mais propose une mise en commun à l’aide de nombreuses réflexions et de prises de conscience, alors que Klervi Thienpont nous informe autant qu’elle performe. Il faut demeurer conscient de l’état de la langue française au Québec par rapport à l’anglais, par rapport à elle-même et par rapport à toutes les autres langues (dont les langues autochtones qui se retrouvent dans une position d’insécurité nettement plus marquée). Il est important de demeurer sensible aux nouveaux apprenants et à toute personne qui parlerait un français qu’on peut qualifier de différent. On peut donc utiliser le français pour poursuivre ces échanges et maintenir une communication libre et fluide au sujet de la langue commune, dans le but d’enrichir nos vies et de permettre un accès à toutes les autres sphères de l’expérience humaine dont la langue demeure un aspect fondamental.
[Photo: © Jean-Jacques Huot, Théâtre aux Écuries, 2021]
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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020. [Photo: Joel Lemay] |
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