Aux dires d'Antoine Gallimard, petit-fils de Gaston Gallimard et président-directeur général des éditions du même nom, « un centenaire n'est pas trop demander à un éditeur pour gagner [...] le respect de ses pairs» (préface d'Antoine Gallimard à 1911-2011 Gallimard un siècle d'édition, sous la direction d'Alban Cerisier et Pascal Fouché, Éditions Gallimard / Bibliothèque nationale de France, Paris, 2011). L'affirmation aura de quoi rebuter nombre de jeunes maisons de 75 ans et moins, qui trouveront la route un peu longue avant de se voir rendre les hommages. Certaines rétorqueront sans doute que la valeur n'attend point le nombre des années, et elles auront raison, pour autant qu'elles n'oublient pas la première moitié de la citation de Corneille.
C'est un fait, dans le paysage littéraire français, les Éditions Gallimard sont, depuis déjà un certain temps, une institution, un symbole, d'aucuns diront même un empire. Vénérable par sa longévité voire vénérée pour les auteurs qui composent son catalogue, la maison fondée en 1911 par André Gide et Jean Schlumberger, et dont Gaston Gallimard se verra très tôt confiée la gérance, est alors, en effet, à la fois jeune et pourvue d’une âme bien née. Et toute sa force est là, jaillie de rencontres heureuses et concentrée dans une parfaite adéquation entre le génie créateur d'un Gide et d'un Schlumberger, l'assise administrative d'un Gallimard, amateur éclairé, et une vision commune à long terme visant à bâtir «une entreprise commerciale [...] n'éditant que des ouvrages excellents de forme et de fond. » (Lettre de Claudel à Gide, 2 juin 1910).
En juin 1911, le premier catalogue de ce qui était alors les Éditions de la Nouvelle Revue Française comptait trois titres : Isabelle, d'André Gide, L'Otage, de Paul Claudel et La mère et l'enfant, de Charles-Louis Philippe. N'ayant jamais cessé d'être à l'affût d’auteurs intéressants dont plusieurs se révéleront des grands noms de la littérature, et presque toujours fidèle aux ambitions d'excellence littéraire voulues par ses fondateurs, la jeune maison d'édition dirigée par Gaston Gallimard a su croître et multiplier ses collections pour se constituer aujourd'hui un catalogue de plus de 35000 titres. Cependant, face aux aléas économiques d'un siècle tourmenté et afin d'assurer leur survie commerciale, les Éditions Gallimard ont dû déroger à leur vocation strictement littéraire et frayer, temporairement, dans les eaux de la presse populaire et politique.
L'histoire des éditions Gallimard est donc de celles qui sont longues et complexes à raconter. Faisant fi de toute considération idéologique, politique ou esthétique, la jeune maison d’édition forge son identité unique en rassemblant des auteurs aussi dissemblables que Claudel, Gide, Céline, Proust, Drieu La Rochelle, Sartre ou encore Cocteau, mais dont l'élément commun est la haute valeur littéraire des œuvres. Ainsi, une lettre nous apprend, par exemple, que c'est André Malraux qui suggéra à Gaston Gallimard de faire entrer Céline au catalogue alors même que l'auteur de La Condition humaine ne tenait guère en estime l’auteur de Bagatelles pour un massacre. Ironique, heureuse, sombre ou flamboyante, l'histoire de la maison Gallimard, suscitant hier comme aujourd'hui passions, rêves et colères, se trouve en définitive très fortement liée à l'Histoire de l'édition française, pour ne pas dire à l'histoire littéraire française.
Afin de célébrer comme il se doit le centenaire de l'éditeur indépendant français le plus important, la Bibliothèque nationale de France et les Éditions Gallimard ont présenté à Paris, en 2011, une exposition retraçant cette aventure éditoriale exceptionnelle. Parallèlement, et puisant dans le même riche fonds d’archives, une exposition sur le même thème fut conçue et présentée d'abord à la Bibliothèque Gabrielle-Roy, à Québec, en 2011, puis à Montréal, fin 2011-début 2012, à la Grande Bibliothèque. L'exposition « Gallimard 1911-2011. Un siècle d'édition » poursuit son voyage en s'arrêtant cette fois à la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l'Université de Montréal, dans le pavillon Samuel-Bronfman, où est située la Bibliothèque des lettres et des sciences humaines, et cela jusqu’au 14 décembre 2012.
Loin de reprendre telle quelle l'exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France, celle proposée au Québec, tant à Québec qu’à Montréal, est enrichie d'un volet québécois qui met en valeur les liens entre le Québec et l'illustre maison de la rue Gaston-Gallimard, anciennement rue Sébastien-Bottin, et plus anciennement encore rue de Beaune. En outre, la version présentée depuis peu à l’Université de Montréal est augmentée d’une trentaine d’ouvrages, dans leur édition d’origine, puisés dans les réserves de la Bibliothèque des livres rares et anciens. Au cœur de l'exposition, une série de vingt-neuf panneaux (dont dix consacrés au volet québécois de l’exposition) rappelle notamment que, dès 1925, la librairie Pony, à Montréal, offrait des ouvrages français, y compris ceux publiés par le comptoir de la NRF, comme s’appelait encore ce qui deviendra les Éditions Gallimard. Dans ce même volet québécois, nous apprenons également comment la Seconde Guerre mondiale a permis le développement, au Québec, de plusieurs maisons d'édition qui obtinrent, en toute légalité, en vertu d’accords spéciaux avec les Alliés, le droit de réimprimer nombre d'auteurs français (Bernanos, Claudel, Saint-Exupéry, etc.), soit que ceux-ci vivaient en exil, soit qu’ils ne voulaient pas publier leurs ouvrages dans Paris occupé. Par ailleurs, l'exposition souligne le caractère visionnaire de la maison Gallimard qui, toujours dans le respect de sa politique éditoriale tournée vers l'excellence littéraire, n'hésitait pas à aller chercher à l'étranger les auteurs de qualité tels Hemingway, Pirandello, Kafka, Nabokov ou Réjean Ducharme.
Il fallut assurément que Gallimard et ses descendants (c'est-à-dire la famille du célèbre directeur-gérant, bien sûr, mais aussi les membres des comités de lecture et les directeurs de collection) aient été passionnés et visionnaires pour parvenir à faire progresser ainsi, contre vents et marées et toujours en maintenant le cap, un vaisseau aussi bigarré. Aussi, pour retracer l'histoire centenaire et houleuse de la maison d’édition, vingt autres panneaux s'attachent, de façon plus ou moins chronologique, à mettre en lumière d'une part les hommes (parmi eux, celle qui fut longtemps l’unique femme du groupe, Dominique Aury) qui ont contribué à ériger ce monument éditorial, et d'autre part à rappeler les étapes marquantes de cette aventure, comme la création des collections «Folio», «Série noire» et «Jeunesse», entre autres lieux éditoriaux.
Outre cette trentaine de panneaux illustrés de reproductions de documents d'archive et de photos, l'exposition permet, grâce à deux postes multimédia, de voir et d'écouter des enregistrements rares diffusés sur les ondes de Radio-Canada depuis 1961, tels ceux portant sur le fonctionnement du comité de lecture de la maison Gallimard, un portrait de Réjean Ducharme par J.M.G. Le Clézio ou encore, divers portraits d'écrivains publiés chez Gallimard.
Ainsi, provenant des fonds des collections spéciales et des livres rares de l'Université de Montréal, mais aussi et surtout des archives des Éditions Gallimard, pas moins de deux cent douze documents, dont trente-quatre propriétés de l'Université de Montréal, sont exposés dans les vitrines de la Galerie Louis-Melzack et aux étages conduisant à la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. Lettres manuscrites, dédicaces, éditions originales, dessins, photos, fiches de lecture remarquables : autant de documents rares dévoilés au regard ébahi du visiteur qui notera la présence, entre autres curiosités, de la première édition du Petit Prince de Saint-Exupéry, parue à New York en 1943, et qui reste à ce jour le best-seller par excellence des Éditions Gallimard.
Avec «Gallimard 1911-2011. Un siècle d'édition», c'est donc à un voyage littéraire et historique au cœur du XXe siècle que les commissaires de l'exposition nous convient, et pour parcourir celle-ci en entier, on sera bien avisé de se hâter lentement, mieux encore de s'y reprendre à deux fois.
«Gallimard 1911-2011. Un siècle d'édition» du 27 septembre au 14 décembre 2012. Bibliothèque des lettres et sciences humaines et Bibliothèque des livres rares et collections spéciales. Université de Montréal. Pavillon Samuel-Bronfman, 3000, rue Jean-Brillant, salle 1030, Montréal.
En guise de complément de l'exposition :
Trois tables rondes sont prévues au cours de l’automne sur des thèmes reliés à l’exposition, le 18 octobre, le 15 novembre et le 6 décembre 2012. On se renseigne :
https://www.bib.umontreal.ca/SS/expo-Gallimard.htm
Le 1er novembre 2012, visite guidée de l’exposition avec l’historien de l’édition contemporaine Olivier Bessard-Banquy, de passage au Québec, et Marie-Andrée Lamontagne, commissaire du volet québécois de l’exposition et coordonnatrice de la venue de l’exposition au Québec. La visite a lieu de 12h à 13h et est ouverte au public. Entrée libre. Inscription : 514 343 6111 poste 2622.
1911-2011. Gallimard un siècle d'édition, catalogue de l'exposition présentée à la Bibliothèque nationale de France, sous la direction d'Alban Cerisier et Pascal Fouché, Éditions Gallimard / Bibliothèque nationale de France, Paris, 2011.
Karel, William, Gallimard, le Roi Lire, coproduction ARTE France, Les Films du Bouloi et INA, 2011, film documentaire, couleurs, 93 minutes.
© Manuel Nicolaon, 2012
Photo: Ana Isabel Otero
Féru de voyages, de cinéma, de génétique textuelle et d'imaginaire médiéval, Manuel Nicolaon est aussi rédacteur, réviseur et scénariste. Formé en littérature française, en édition de textes et en cinéma, il a publié une édition critique de la Vie de saint Thibaut (Brepols, 2007) et un article sur la conquête du Mexique (PUQ, 2012).