Bob Dylan à 80 ans
Eric Deguire
mai 21

Le 24 mai marque le 80e anniversaire de celui qui est né Robert Allen Zimmerman dans la ville de Duluth, dans le Minnesota, en 1941. Après 60 ans de carrière et un majestueux corpus artistique, je dirais que le parcours de Bob Dylan atteint un nouveau stade dans le cadre du récit d’une vie qui se veut une œuvre en soi sous toutes les formes possibles, autant dans nos imaginaires, que dans nos réalités les plus tangibles. Un nouveau stade, certes ou peut-être, mais il emprunte un chemin sans fin, comme le veut le nom de sa dernière tournée entamée en 1987 : The Never Ending Tour. Elle se poursuit toujours. Qui sait? Se maintiendra-t-elle si l’icône américaine qu’est Bob Dylan devait un jour quitter ce monde?  Malgré tout, je crois bien, quand même, qu’il est mortel. 

Quand j’ai appris, le 13 octobre 2016, que Bob Dylan s’est vu attribué le prix Nobel de littérature, ma réaction a été quasi nulle. Contrairement à un grand nombre de commentateurs, j’étais ni surpris, ni choqué, mais je ne sentais aucun désir de célébrer non plus. Ce choix me semblait parfaitement conséquent à la suite d’une carrière aussi musicale que littéraire. Le prix Nobel n’est pas une autorité ultime, et même si sa reconnaissance vient avec un prestige, une crédibilité et un rayonnement, le couronnement de Bob Dylan me laissait indifférent en ce qui concerne le personnage comme tel.

Son œuvre avait déjà fait ses preuves. Je ne me rappelle pas d’un temps dans ma vie où je n’étais pas aussi intrigué qu’émerveillé par les airs de « Blowin’ in the Wind » ou de « Mr. Tambourine Man », deux pièces qui réussissent bien souvent à piquer la curiosité d’un enfant. Si je devais trouver une raison de célébrer le fait que ce prix ait été accordé à l’auteur-compositeur-interprète qu’est Bob Dylan, je soulignerais surtout la réflexion provoquée au sujet de ce que nous pouvons considérer comme étant une œuvre littéraire. Je trouve que ce geste du comité Nobel en est un qu’il faut souligner, surtout car il offre une définition plus large, inclusive et multidisciplinaire de la littérature. 

L’œuvre de Bob Dylan n’est pas juste représentée par son corpus de textes et de musique, mais surtout par son processus, par sa façon d’être, par son utilisation du récit, des personnages, des métaphores de manière explicite et implicite afin de nous amener à pousser certaines des réflexions les plus fondamentales de la littérature, sur des sujets comme le réel, le vrai, l’authentique, la fiction, la nonfiction. Beaucoup plus qu’un simple compositeur de chansons engagées, Bob Dylan a toujours cherché à brasser nos conceptions du monde, le tout sans agenda strict, mais simplement pour le faire. Il a flirté avec tous les styles de musique ou presque (folk, country, blues, gospel, rock 'n' roll, rockabilly, reggae). Il a choqué ses premiers fidèles lorsqu’il est passé au son électrique. « Play fucking loud », avait-il dit aux membres de son groupe. Il a adopté une variété d’accents et de voix, dont la plus particulière a été celle utilisée sur son album Nashville Skyline (1969), beaucoup moins nasale qu’à l’habitude. Il a offert certaines des plus belles chansons d’amour: « Love Minus Zero/No Limit », « If You See Her, Say Hello » et « Sara ». À la fin des années 1970, il a exploré le christianisme après avoir mené une vie juive jusqu’à ce moment. Malgré ses évolutions, il s’affirmera comme un croyant dans le cadre d’une entrevue avec Rolling Stone, en 1984: « Je n’ai jamais dit que j’étais un born again. C’est juste un terme des médias. Je ne pense pas avoir été un agnostique. J’ai toujours pensé qu’il existe une puissance supérieure, que ce monde n’est pas le monde réel et qu’il y a un monde à venir » (traduction libre). 

Bob Dylan peut autant être considéré comme un point de départ ou comme un point d’arrivée d’essentiellement toute réflexion artistique. Il a puisé chez Woody Guthrie, Robert Johnson et Hank Williams. Il a par la suite influencé la démarche de Paul Simon, Neil Young, Joni Mitchell, Donovan ou bien Robert Charlebois pour en nommer quelques-uns. Et ultimement, n’oublions pas les Beatles. Le parolier qu’était déjà Dylan au début des années 1960 a probablement amené John Lennon et Paul McCartney à aller au-delà de « She Loves You » et « I Want to Hold Your Hand ». Dylan s’est d’ailleurs retrouvé sur la couverture de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, en 1967, alors qu’il était un contemporain des Beatles, ce qui témoigne assurément de son influence sur les membres du Fab Four. L’image de Dylan sur la couverture de l’album était accompagnée de nombreuses autres, notamment celles de grands écrivains tels qu’Edgar Allan Poe, Aldous Huxley, Lewis Carroll, James Joyce et Oscar Wilde. Cela nous offrait peut-être un indice ou deux sur les liens entre Dylan et littérature. 

On peut tracer certains parallèles entre le récit littéraire qu’est l’existence Bob Dylan et le parcours de David Bowie, celui qui a essentiellement fait une mise en scène de sa mort dans le cadre du vidéoclip de sa pièce « Lazarus », parue quelques semaines avant son décès en janvier 2016. Bob Dylan devient une figure de sa propre expression artistique et de celles de nombreux autres. Bowie a rendu un hommage explicite à Dylan dans le cadre d’une pièce sur son album Hunky Dory (1971). Rappelons que Dylan s’est servi de l’autoréférence avec le titre de la pièce « Bob Dylan’s 115th Dream » tiré de son album Bringing It All Back Home (1965) ou bien avec le nom de son album Another Side of Bob Dylan (1964).

Une autre facette de cette influence artistique continue a été merveilleusement abordée par Simon Laperrière dans le cadre de son essai Series of Dreams. Bob Dylan et le cinéma (Rouge Profond, 2018), un livre qui explore – à l’aide d’une panoplie d’exemples – la relation entre Dylan et ce qui se trouve sur nos écrans.

Paru en 1975, « Tangled Up in Blue » est la première pièce de l’album Blood on the Tracks. En sept couplets substantiels, cette chanson raconte une variété d’histoires dont celle d’un couple. À plusieurs égards, il n’y pas de début, ni de fin dans ce récit. Une série d’expériences se succèdent (ou se précèdent?), mais il n’est pas évident de saisir la chronologie des événements. Dylan a assurément voulu transcender la linéarité de notre réalité. C’est un peu comme cela qu’il a mené sa vie. Il a fait paraître le premier volume de ses mémoires, en 2004, sous le nom de Chronicles. Plus de quinze ans plus tard, nous attendons toujours le deuxième volume.

Bob Dylan se prend à la fois très au sérieux et pas au sérieux du tout. Il a judicieusement observé ce monde, sa beauté, sa cruauté, son absurdité. Ses paroles et ses airs seront toujours parmi nous. Il est omniprésent et pourtant, quand Todd Haynes a voulu mettre la vie de Dylan en forme cinématographique, le film a porté le nom de I’m Not There. Dylan nous rappelle que les temps changent et par moment, il faut contester l’ordre établi. Il est toujours en quête. Like a Rolling Stone… ou pour rappeler le titre de l’autobiographie d’une de ses plus grandes influences, Woody Guthrie : Bound for Glory.

Nous sommes tous à la recherche de Bob Dylan, d’un alter ego, d’un monde à redéfinir, dans le but de penser plus profondément et sentir plus intensément. Nous cherchons Bob Dylan. Robert Zimmerman doit aussi le chercher.

[Photo: Brett Jordan, Flikr]

*

 

Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020.

[PHOTO: Joel Lemay]



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