La puissance des chiffres
Eric Deguire
septembre 21

Connu, entre autres, pour ses présences dans de nombreux documentaires jouant le rôle de vulgarisateur scientifique, le physicien Max Tegmark a toujours su communiquer au commun des mortels les fascinations en lien avec tout ce qui touche l’immensément grand et l’infiniment petit, en passant par les coins les plus éloignés de notre univers afin d’ensuite se lancer dans les bouleversements quantiques des particules subatomiques.

Ces réflexions aussi complexes que fascinantes ont des visées inhérentes dans la mesure qu’elles amènent les êtres humains à songer plus profondément à leur existence. Dans d’autres cas, les objectifs sont beaucoup plus concrets alors que les découvertes en physique quantique permettent aujourd’hui le fonctionnement de technologies telles que le laser ou l'imagerie par résonance magnétique.

Qu’elles soient théoriques ou des plus pratiques, Max Tegmark – qui est professeur au Massachussetts Institute of Technology – réussit toujours à faire ressortir les applications les plus fascinantes de son travail. En collaboration avec Samantha D’Alonzo, Tegmark vient tout juste de faire paraître une étude qui a cherché à mesurer le positionnement politique de nombreux médias américains à l’aide de l’apprentissage automatique

Alors que les sciences humaines ont toujours pu se rabattre sur les méthodes quantitatives pour mesurer et caractériser des phénomènes, les capacités mathématiques de Tegmark et d’Alonzo ont réussi – à l’aide d’un algorithme et d’une quantité exceptionnelle de données brutes, on parle d’un million d’articles provenant d’une centaine de sources médiatiques – à confirmer avec fermeté qu’il existe des biais journalistiques qui sont objectivement mesurables.

Tout cela a toujours été observable par un lecteur détenant un sens critique légèrement aiguisé, mais les deux physiciens ont réussi à le faire à très grande échelle et de manière systématique. Cela a permis de mathématiquement confirmer la valeur idéologique de certains mots déterminant ainsi le positionnement politique d’un média lorsqu’on considère la fréquence de l’apparition de ces termes. Pensons à « démonstration » et « émeute » dans le cas de la couverture cas du mouvement Black Lives Matter ou à l’utilisation de termes tels que « demandeur d’asile » versus « immigrant illégal ».

Le travail de Max Tegmark et de Samantha D’Alonzo me rappelle notamment les analyses politiques d’un autre physicien. Alors que nous nous retrouvons actuellement en campagne électorale fédérale, Qc125 redevient un des sites internet que je consulte le plus souvent. Fondé par Philippe J. Fournier en 2017, ce site cherche à recueillir l’ensemble des données disponibles dans les sondages afin de faire des portraits statistiques des tendances électorales et projeter le nombre de sièges que les parties peuvent gagner. Ce projet est d’autant plus intéressant, car Philippe J. Fournier est avant tout enseignant de physique et d’astronomie au Cégep de Saint-Laurent. Montrant encore une fois que lorsqu’on détient le potentiel mathématique, on peut faire parler les chiffres et raconter des histoires sur notre monde social.

DES EXEMPLES OMNIPRÉSENTES :  LE CINÉMA, LE BASEBALL ET LA FIERTÉ LIBANAISE

Les nombres ont une portée sociale et culturelle. Ils sont évocateurs. Ils créent des émotions. Ils rappellent des souvenirs. On peut se rappeler de nombreuses dates et comment plusieurs produits culturels ont choisi ces dernières afin de se donner un titre accrocheur. Je pense à The 1619 Project ou bien à un livre comme 1491 : New Revelations of the Americas Before Columbus par Charles C. Mann et aussi à des films tels que 1917 ou 15 février 1839.

En tant que grand partisan de baseball, j’ai toujours eu un amour pour les statistiques. Ces simples chiffres qui permettent de recréer, dans l’imaginaire collectif, l’histoire du passetemps national américain. En 2016, le MLB Network a fait paraître un documentaire qui portait le titre de .406, faisant référence à la moyenne au bâton de Ted Williams lors de la saison de 1941. Reconnu comme un des meilleurs joueurs offensifs de l’histoire du baseball, celui qui a œuvré pour les Red Sox de Boston entre 1939 et 1960 est souvent célébré comme étant le dernier joueur, jusqu’à ce jour, à avoir réussi une moyenne au bâton de plus de .400 en une saison.

Dans le cadre de ce documentaire qui est narré par Michael Chiklis, ce dernier se permet de rappeler certains autres records et la grande valeur symbolique des chiffres : « Williams owns .400, the way DiMaggio does 56, Rose 4,256 and Ripken 2,632. Baseball venerates its numbers like no other sport, they are the language of its mythology. »

Ayant une mère d’origine libanaise, cela fait bien longtemps que je connais la superficie du pays. Géographiquement, le Liban est un petit pays, mais les Libanais en sont immensément fiers. J’ai longtemps su que le Liban faisait à peu près 10 400 km². Quand je l’ai affirmé devant une collègue particulièrement attachée à ses origines, elle m’a vite corrigé : 10 452 km². Sans aucun doute, la plupart des citoyens du monde ne peuvent même pas estimer à 10 000 ou 100 000 km² près la superficie de leur pays, mais cette fière Libanaise connaissait la donnée exacte.

Rappelant ainsi la puissance des chiffres. Certes, c’est symbolique. Mais ces données sont aussi des manifestations concrètes de notre réalité et cela, je pense, réussit à rejoindre tout le monde.

[Photo: Ryoji Iwata, Unsplash]

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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020.



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