Ode à La Callas
(1923-1977)
I - Nostalgie
Mois de septembre
Seizième jour
Cette année
Trente-cinq ans
De sa mort
Comme chaque automne
Je pense à elle
Je l’écoute
Je la sens
Tosca, Traviata, Norma, Lucia, Médéa, Amelia…
Ces personnages vécurent dans ses tréfonds
Et s’animèrent dans sa gorge
Sans être modifiés
Sans être distillés
Sans être dilués
Dans les règles du chant lyrique
Le portrait de la diva assoluta
Apparaît devant moi
Le plus fidèle
Tracé par sa voix
Extravagante
Ardente
Passionnelle
Éternelle
II – Le cœur
Américaine en Grèce et en Italie, où elle vécut
Italienne aux États-Unis, où elle naquit
Femme du monde en France, où elle trépassa
Nulle part chez elle
Une étrangère à la recherche de son identité
Sans jamais comprendre
Qu’elle était logée
Dans son art
© Anica Lazin, 2012
Son style vocal bouleversa les conventions de l’opéra
Avec un jeu singulier et crédible
Avec un tempérament dramatique et intense
Maria Sophia Cecilia Anna Kalogheropoulos
Le 2 décembre 1923 à New York
Évolution
La fille repoussée par la mère
Une immigrante grecque
Qui, hélas, espérait un fils
L’enfant en quête constante d’amour
Jeune fille réfugiée dans la musique
Femme corpulente obsédée à devenir la « reine du monde »
D’avoir un corps svelte
La beauté d’Audrey Hepburn
La noblesse de la princesse Grace
Le magnétisme de Jacky Kennedy
Jeune cantatrice, travailleuse et fervente
Souhaitant la perfection
Se heurta au mur de l’impossible
Elle mincit
Devint belle et aimante
Raffina ses gestes
Chanta comme une Fée
Stupéfia le public
Provoqua les journalistes
Attira des hommes riches et puissants
Sous le joug du mariage
Sans amour
Dans un monde masculin
Elle vécut des illusions platoniques
Avec
Visconti
Kelly
Zeffirelli
Pasolini
Un jour Onassis arriva
Alluma en elle la flamme de la femme
L’aima
La trahit
La ridiculisa
L’éteignit
Deux ans après sa mort
Elle le rejoignit
En laissant derrière elle
Au milieu d’un vide
La partition jamais chantée
Ouverte sur son piano
Requiem de Verdi
C’était le 16 septembre 1977
III – La voix
Selon l’émotion
Qu’elle découvrit derrière chaque note
Sa voix
Comme une sculpture de glaise
Changea
De timbre
De registre
De diapason
De force
De résonance
Et de vibration
Elle fut
Rude
Suave
Bestiale
Masculine et féminine à la fois
Polyvalente
Dramatique
Lyrique
Légère
Lourde
Immense
Douce
Métallique
Souple
Wagnérienne
Verdienne
Rossinienne
Orientale
Antique
Immortelle
Sa voix est un navire qui se fracasse sur l’écueil de nos vécus
Souveraine solide et convaincante
Caressante par son vol joyeux
Blessante par son couteau tranchant
Différente
Son instinct fit démarrer l’engrenage du reflex
Qui faisait naître
Une voix des tripes
Colorée de sang
De larmes
De sanglots
De cris
De colère
De violence
De pertes
D’humiliations
De peurs
De souffrances
De vengeance
Maria l’immola
À sa Déesse
La Musique
Poussée au-delà des frontières du possible
Offerte aux rôles
Du caractère opposé
D’un rythme frénétique
Sans repos
Sans répit
Sans amour
La voix craqua
L’abandonna.
Elle s’enfuit
Vers une autre constellation
Pour toujours
À trente et un ans
Le corps se transforma
La beauté se dévoila
La reine fut couronnée
La chanteuse se battit
Et finalement
Déclina
La comédienne persista
Mais c’est la femme qui gagna
Pouvait-elle vivre seule
Abandonnée par le chant
Par la voix
Par la scène ?
Non !
À la fin
Il ne resta qu’une cuirasse
Un corps frémissant
Couvert de balafres
Lesquelles ne se cicatriseraient jamais
Le vent de la complaisance l’emporta
L’artiste contrôla
Ses gestes
Son jeu
Son poids
Son apparence
Son image
Tout
Sauf sa voix
La liberté fut trop grande
La voix resta sauvage
Une églantine pâle
Fragile
La tige se cassa
La fleure flétrit
Le cœur battit au fond de la racine
En vain
Les abeilles cherchèrent
Le nectar de jadis
Tout était desséché
La source tarie
Il ne resta que le déni
Farouche
La cruauté du loup
Qui manga ce cœur perdu
Dans la forêt des vices
Désormais
Une rivière d’amertume
Creusa son âme
Sillonna sa voix
Le regard s’embrouilla
Sa luminosité s’assombrit
Les sédatifs la consolèrent
IV - Chant de la souffrance
Maria est le culte
La fusion
De la musique et du théâtre
De la vie et du drame
La réalisation
Des rêves centenaires
De Verdi
Et de Wagner
Que resta-t-il d’elle ?
Des souvenirs
Des photos
Des scandales
Une légende
Et l’empreinte d’une prouesse
Dans le monde de l’art lyrique
Vingt-six ans de carrière
Quarante-cinq rôles
Cinq-cent-quatre-vingt-quatorze représentations :
Norma (soixante-quatorze fois)
La Traviata (soixante et onze fois)
Lucia di Lammermoor (cinquante et une fois)
Tosca (quarante et une fois)
Aïda (trente-sept fois)
Médéa (trente-deux fois)
La Sonnambula (trente-deux fois)
Turandot (vingt-sept fois)
Il Trovatore (vingt-trois fois).
(…..)
Dans plus de deux cent quinze concerts, elle chanta l’air de
Norma, Casta Diva (quinze fois)
Don Carlos, Tu che la vanite (quatorze fois)
Hamlet Ed ora a voi (neuf fois)
La Bohème, Macbeth, Tosca (huit fois)
Carmen, Il Pirata, Il Trovatore, Il Barbier di Sivigla (sept fois)
La Traviata, Lucia di Lammermoor, Mefistofèle (sept fois)
(…..)
Elle chanta à
Milan (cent-soixante-quinze fois)
Athènes, (cinquante-six fois)
Rome (quarante-neuf fois)
Florence (quarante-huit fois)
Londres (quarante-cinq fois)
Mexico (vingt-neuf fois)
Paris (vingt-six fois)
New York (vingt-cinq fois)
Vérone (vingt-quatre fois)
(…)
Montréal (deux fois, soit en 1958 et 1974)
Il reste encore
De nombreux enregistrements audio des opéras complets et des compilations
Quelques enregistrements vidéo des entrevues
Des nombreux livres biographiques
Deux textes dramatiques
Et la phrase qu’elle répéta continuellement
« La musique est l’unique chose qui ne me trahit pas. Je vis littéralement dans la musique ! »
Elle devint la « prima donna assoluta »
En janvier 1949
En chantant au Teatro la Fenice à Venise
Pendant la même période
Deux rôles de deux répertoires diamétralement opposés
Walkyrie de Wagner et I Puritani de Bellini
Dramatique et colorature
Deux extrêmes du répertoire lyrique
Son chant fut et restera à jamais
Celui
De la souffrance
De l’amour
De la vie
Infini
© Anica Lazin, 2012
Anica Lazin, écrivaine et musicienne d’origine serbe, auteure du roman Tisza, (Éditions Trois Pistoles, 2010), membre de l’UNEQ, et professeure à l’UTA de l’UQTR.