Le Fifre, un roman d’Eduardo Manet, par Zoran Minderovic
avril 15


Nounou avec enfant, par Eva Gonzalès

À première vue, ce roman fascinant et énigmatique, disponible en anglais dans l’excellente traduction d’Annie Heminway et Ellen Sowchek  (The Painter’s Lover, Écriture, 2015), semble très conventionnel, traditionnel, voire banal—un ajout à la catégorie « amour illicite ».  En vérité, les histoires d’amour-passion, ne sont-elles pas des rabâchages, plus ou moins réussis, de l’histoire archétypique et universelle, celle de Tristan et Iseut ? Pourtant, dès que l’on replace ce roman dans le contexte mythopoïétique de l’Occident, une originalité saute aux yeux du lecteur : l’objet d’amour n’est ni la femme fatale, telle Charlotte des Souffrances du jeune Werther de Goethe, ni la femme vampire du folklore paranoïaque. Non, Eva Gonzalès, élève, puis amante d’Édouard Manet est, avant tout, une magnifique artiste sous l’emprise d’une folle passion amoureuse pour Manet, l’homme fatal, et c’est l’homme qui joue le rôle du vampire. Que le lecteur songe à Wilhelm, le chevalier mort de Lénore, de Gottfried August Bürger (magistralement traduit en français par Gérard de Nerval), l’expression emblématique du vampirisme dans la littérature occidentale. Et pourtant, tandis que la fugue de Lénore ne dure qu’une nuit, la passion d’Eva, qui dédie sa vie à Manet, est une fascination à l’infini.

Bien entendu, le roman d’Eduardo Manet n’est pas une histoire fantastique, bien que l’auteur évoque, subtilement, la présence du diable, suggérée par une parente espagnole d’Eva, dont la méfiance à l’égard de Manet et de ses conquêtes amoureuses frôle la phobie superstitieuse. Mais on n’y trouve pas de vampires ou d’autres êtres et phénomènes démoniaques, à moins de considérer que le diable se cache dans une économie et une politique réactionnaires. Paris, brillamment décrit dans les scènes de la vie artistique qui constituent un florissant palimpseste d’événements et de personnalités connues, en dépit de la politique désastreuse et mégalomane de Napoléon III, est la capitale de l’Europe, le vrai centre du monde, la source du mouvement artistique le plus éblouissant du XIXe siècle : l’impressionnisme. Et à l’intérieur du centre, tel un soleil ceinturé de planètes, d’épigones et de satellites, on voit Manet, le grand génie, le « père de la peinture moderne », un demi-dieu, ou un dieu, peut-être. On ne s’étonnera pas qu’une jeune femme, une artiste immensément douée—peintre talentueux—succombe au magnétisme surnaturel du génie (selon la mythologie romantique que le lecteur moderne accepte inconsciemment) qui, tel un mage d’alchimie, détient les clés de la création artistique. Peut-on imaginer une plus grande passion qu’un amour qui culmine dans un paroxysme créateur ?


L'indolence, par Eva Gonzalès

Et pourtant, quoi qu’en disent les quatrièmes de couverture, Le Fifre n’est pas un roman d’amour. En fait, il n’y a pas de roman d’amour. La grande révélation des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes est que le discours amoureux n’existe pas : « D’un côté, c’est ne rien dire, de l’autre, c’est dire trop : impossible d’ajuster. Mes envies d’expression oscillent entre le haïku très mat, résumant une énorme situation, et un grand charroi de banalités. Je suis à la fois trop grand et trop faible pour l’écriture : je suis à côté d’elle, qui est toujours serrée, violente, indifférente au moi enfantin qui la sollicite. L’amour a certes partie liée avec mon langage (qui l’entretient), mais il ne peut se loger dans mon écriture ». Par conséquent, au lieu de discourir sur l’amour, l’auteur nous décrit, sans se pencher sur ses états d’âme, l’existence obsessionnelle d’Eva, qui se heurte à la froide indifférence de son idole. En fait, on ne sait pas si cette obsession d’Eva, personnage énigmatique, relève d’une force démoniaque, oui si, pour paraphraser Barthes, Eva est son propre démon. En tout cas, Manet, un personnage non moins énigmatique qu’Eva, existe, lui aussi, dans un monde à part, « dans une sorte de transcendance de nos communes conditions », selon l’interprétation du mythe de Tristan dans L’Amour et l’Occident de Denis de Rougemont, « dans un absolu indicible, incompatible avec les lois du monde, mais qu’ils éprouvent comme plus réels que ce monde ». Pour Manet, ce qui est plus réel que ce monde des conventions creuses, abstraites et inefficaces, est son pouvoir de séducteur que toute femme, artiste géniale ou personne sans importance, doit respecter a priori. De plus, dans la conquête sexuelle, le sujet aimé devient objet, et cette chute d’une personne, qui, dans l’esprit de Manet devient d’abord n’importe qui, puis un objet, puis l’image d’un objet, est brillamment décrite par l’auteur dans un fragment lapidaire : « L’élève devenue maîtresse. Une relation amoureuse en déséquilibre constant. Plus le temps passe, plus Eva est éprise d’Édouard. Plus le temps passe, plus Édouard regarde Eva comme il a pris l’habitude de regarder Berthe Morisot, Victorine Meurend. . . ou les roses, les violette et les natures mortes. De belles images à peindre » (pp. 162-63).

La narratrice, Jeanne Gonzalès, sœur cadette d’Eva, son alter ego, et également une peintre remarquable, demeurant au-dessus des rivalités émotionnelles et professionnelles qui entourent Manet, représente, dans ce roman, l’alternative à une existence artistique sous l’emprise de l’amour-propre. Et c’est dans le soliloque de Jeanne que le lecteur reconnaît le thème fondamental de ce livre : ars longa vita brevis. Jeanne, qui, à la différence de sa sœur, est dévouée à son art, et non pas à un artiste, comprenant la grandeur paradoxale de l’art qui dépasse l’existence d’une personne, identifie le mystère qui se cache derrière ce paradoxe, le mystère du temps : « Les années passent, dirait-on, de plus en plus vite. Et nous sommes tous pris dans leur engrenage. J’ai parfois l’impression de vivre à l’intérieur d’un moulin dont les ailes ne tournent jamais à la même vitesse. Un jour paisible, un jour emballé » (p. 170). Pour un artiste, cette méditation ne mène qu’à une conclusion : « Un seul point d’appui, solide et concret : le travail » (p. 170).


Dernier point, mais non le moindre : la traduction anglaise d’Annie Heminway et Ellen Sowchek (The Painter’s Lover, Écriture, 2015) est un texte lucide, suggestif et fidèle à l’original. De nombreux exemples de la prouesse des traductrices je choisis la méditation de Jeanne, où l’on admire la substitution du mot engrenage, dont l’équivalent anglais ne tiendrait pas dans la phrase, par une expression verbale d’une grande suggestivité : « The years were flying by, as they say, faster and faster. And we were all caught up in them. I sometimes feel like I was living inside a windmill whose blades never moved at the same speed. One day turning slowly, another day spinning out of control ».

Dans ce roman extraordinaire et incontournable pour tout lecteur qui se passionne pour la peinture, la vie artistique, la grandeur d’esprit et Paris la capitale du XIX siècle (selon l’expression de Walter Benjamin), Eduardo Manet, écrivain français né à Cuba, petit-fils d’Eva Gonzalès et d’Édouard Manet, nous démontre que, grâce à l’art du romancier, un personnage historique atteint l’immortalité. Ce roman, merveilleuse œuvre d’imagination découlant d’un long travail de chercheur, biographe, et historien de l’art, est aussi une enivrante synthèse de la vérité historique et d’une émouvante narration littéraire, un témoignage sauvant une grande artiste de l’oubli.

© 2015, Zoran Minderovic


Chercheur, traducteur, relecteur (membre de l’Association canadienne des réviseurs) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe.


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