J’aurais dû te le dire plus tôt, quand je t’ai rencontrée il y a sept ans à Zigong, en septembre 2001.
Parmi plus de soixante nouveaux étudiants assemblés dans une salle de l’École normale, je t’ai vue tout de suite et ne voyais que toi.
Est-ce le regard limpide de tes yeux en amande qui m’a envoûté ? Ou ce sourire délicieusement ensoleillé ? Ou ces cheveux noirs et soyeux qui ruisselaient le long de ton cou de cygne pour se déverser sur tes épaules délicates ? Ou ces fossettes mobiles au coin de tes lèvres charnues ? Ou ce menton pointu ? Ou ta silhouette toute fine moulée dans un T-shirt orange et un jean bleu marine ? Ou la douceur de ta voix lorsque tu t’es levée à ton tour pour te présenter : « Je m’appelle Wenting et j’ai dix-huit ans…» Ou est-ce tout cela à la fois ?
De longues minutes durant j’ai rivé sur toi mon regard éloquent dans l’espoir d’attirer ton attention, mais tes yeux ont glissé sur mon visage sans s’arrêter comme l’eau claire sur les plumes d’un canard.
J’aurais dû te le dire plus tôt, au cours des quatre années où nous étudions dans la même université, mais chaque fois que le moment était propice et que j’allais ouvrir la bouche, mon cœur se mettait à battre la chamade et les mots me manquaient soudain, cruellement.
As-tu remarqué cela ? Je me précipitais tous les jours à la cantine après le dernier cours et me postais près de l’entrée pour guetter ton arrivée. Tu ne venais jamais seule, toujours entourée de tes copines. Je vous suivais et me mettais dans la même file d’attente, ainsi pouvais-je te voir de près, t’entendre parler et rigoler, ou mieux, hasarder dans votre conversation de jeunes filles quelques blagues de garçon bêtes à faire froncer en pagode les plus beaux sourcils. Quel bonheur lorsque j’ai réussi, une ou deux fois, à te faire éclater de rire !
As-tu remarqué cela ? Je ne ratais pas une seule soirée où tu étais présente. J’y restais aussi longtemps que tu y restais. À t’écouter chanter, à te regarder danser et, quand la chance me souriait – ce qui n’arrivait hélas pas souvent vu le nombre de tes admirateurs -, à valser une poignée de minutes avec toi, à humer le parfum de tes cheveux, à sentir ton corps souple contre le mien, à être joyeux, léger et aérien comme toi…
As-tu remarqué cela ? Conscient de mon manque de grâce et de ma maladresse dans les jeux de la séduction, je tentais de me rendre intéressant à tes yeux en revêtant, aussi, le costume du bon élève : attentif en classe, régulier dans l’étude, ardent au travail… Mes résultats restaient pourtant médiocres : j’étais fébrile aux examens, paralysé par le trac et le désir de t’impressionner.
À l’automne 2003, je t’ai croisée par un bel après-midi sur le perron de la bibliothèque. Tu rayonnais, ingénue et fluette dans ta chemisette blanche et ton jean noir, un sac rouge accroché à l’épaule.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es radieuse.
- Maman a décidé de se remarier, enfin.
En quelques phrases laconiques, tu m’as expliqué qu’à l’âge de dix ans tu avais perdu ton papa dans un horrible accident de route, que ta maman t’avait élevée seule, que ton départ avait été très dur pour elle, et que cela te réjouissait énormément de la voir refaire sa vie avec un autre homme qui l’aimait.
J’ai été très touché par cette confidence. J’ai soudain compris pourquoi tu ne te plaignais jamais et souriais toujours : tu avais appris très jeune à apprécier chaque jour qui vient, à profiter de chaque instant lumineux de la vie, à être gaie et heureuse.
L’été 2005 approchait.
« Sais-tu déjà ce que tu vas faire ? » est devenue l’unique sujet de conversation des étudiants de dernière année.
Je t’ai confié que je commencerais à travailler en août pour une entreprise dans la province côtière du Guangdong.
- Tu pourrais venir avec moi si tu veux, je t’aiderais à trouver un poste à la télévision locale.
- Es-tu si confiant ?
- Bah, avec tous les talents que tu as, ce ne sera qu’une question de temps.
- Mais je préfère enseigner.
- Ah bon !
- À l’école primaire, as-tu précisé.
- Pourquoi ?
- J’aime les enfants. Ils sont comme des feuilles de papier vierge sur lesquels on peut dessiner des rêves, élaborer des futurs… Je ne vieillirai jamais tant que j’en serai entourée. Leur gaieté naturelle et leur curiosité gourmande sont les meilleurs élixirs de jeunesse pour mon cœur et mon esprit. Et quel bonheur de les regarder grandir et se transformer!
- Alors tu ne seras jamais riche, ai-je plaisanté.
- En argent ? Non.
Tu as laissé tomber un petit sourire narquois du coin de tes lèvres et tu t’es éloignée à grands pas.
Je me suis frappé le front d’un coup de poing exaspéré : ce n’est pas ça que j’avais voulu te dire, mais j’avais raté ma chance.
Nous sommes le 12 mai 2008. Tu auras vingt-cinq ans dans six jours. Tu m’as invité à venir à ton anniversaire. Tu m’as avoué que c’était un prétexte pour organiser les retrouvailles des anciens camarades dispersés aux quatre coins du pays, que bon nombre avaient déjà confirmé leur présence - Yu la dévoreuse de romans de chevaliers errants, Wang l’analyste en économie autoproclamé, Jun la déesse de la grasse matinée, Li le fana de football, Huang le rocker de la classe, Qin l’infatigable trotteur et chasseur d’images… Tu m’as promis qu’on allait découvrir ta ville, bien manger, bien s’amuser, beaucoup rire et beaucoup parler – jusqu’à ce qu’on ait des ampoules sur la langue ! Tu m’as dit que ta maman et ton beau-père partiraient en vacances pour te laisser leur appartement et que tu pourrais y entasser tout le monde si on ne faisait pas la fine bouche.
Je débarque hier, plus tôt que prévu, dans l’espoir de pouvoir être seul avec toi avant l’arrivée des autres. Je n’ai pas dormi cette nuit malgré la fatigue du voyage. Ce matin je viens dès sept heures faire le pied de grue à l’entrée de l’immeuble que tu habites… Te voilà ! En robe de jean, sobre et élégante.
- Bonjour.
- C’est toi, Liuwei ? T’es arrivé quand ?
- Hier soir.
- Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
- Pour te surprendre ici, maintenant.
- Tu as bien réussi, mais j’ai des cours toute la journée.
- Puis-je t’accompagner à l’école ?
Tu hoches la tête.
- Donne-moi ça.
Je prends ton panier de ta main. Il y a une bouteille d’eau, une pomme, une boîte en plastique qui doit contenir ton casse-croûte de midi, et un gâteau d’anniversaire au chocolat.
- C’est pour qui, ça ? demandé-je.
- Pour Yangzi.
- C’est ton collègue ?
Tu lèves vers moi un regard où brille une lueur maline :
- T’es pas jaloux ?
- Si.
Tu refoules un rire.
- Il a sept ans aujourd’hui.
Je pousse un soupir de soulagement. Tu continues :
- Ses parents travaillent sur un chantier de construction à Shanghai. Il ne les voit qu’une fois tous les deux ans.
- Y a combien de gosses comme ça dans ta classe ?
- Neuf. J’ai leur date d’anniversaire sur le calendrier de mon ordi.
- Veux-tu que je te donne la mienne aussi ?
- Quoi ? tu t’étonnes d’un ton exagérément scandalisé. Ta petite amie ne t’offre rien pour ta fête ?
Je plante mon regard dans le tien :
- Je n’ai pas de petite amie, pas encore.
- Hahaha ! Je te trouve transformé. Tu es gai et plus sûr de toi.
- Je suis flatté.
Nous marchons côte à côte, d’un pas tranquilles. Tu me poses des questions sur mon voyage, mon travail, ma vie. Tu n’as pas l’air pressé. Nous parlons de tout et de rien, sans prêter attention aux gens qui passent... Oh, je les aurais aimées interminables, ces rues longues et sinueuses ! Je les aurais aimés sans fin, ces moments de rêve !
- On arrive.
- Je t’invite à dîner ce soir. Tu viens ?
- Avec plaisir.
- Alors, je t’attends ici à six heures.
- À ce soir.
Je te regarde traverser le terrain du sport jusqu’à ce que ta silhouette gracieuse disparaisse, absorbée par l’entrée du bâtiment. Puis je tourne les talons et je vais au hasard, mon cœur en arc-en-ciel. Tout ce que je vois de joli me semble plus beau. Tous les gens que je croise me paraissent sympathiques. Je ne sais combien de temps j’arpente rues et ruelles dans ta ville, mon esprit occupé à reconstituer minutieusement chacun de tes gestes et chacune de tes paroles, à interpréter les intonations de ta voix et à me souvenir de tes lèvres luisant au soleil avec des reflets roses et blancs comme quand le printemps brille sur les fleurs des cerisiers, à savourer seconde après seconde ces instants voluptueux, si fugitifs mais plein de promesses et ouverts à toutes émotions.
Soudain je chancelle, saisi d’un brusque vertige. Un grondement sourd et puissant traverse le ciel et ondule en même temps sous mes pieds. Je m’agrippe au tronc d’un arbre pour ne pas tomber. Tout s’ébranle furieusement autour de moi, les voitures, les pancartes de publicité, les poteaux de lampadaires, les maisons, les immeubles, les montagnes qui encerclent la ville. Des débris pleuvent de partout dans un vacarme effrayant qui me remplit les oreilles et me donne des haut-le-cœur. Je lâche le tronc d’arbre et plonge à terre, la tête cachée sous mes bras pliés.
Le sol cesse de remuer. Des gens en état de choc jaillissent de partout, criant et courant en tous sens dans un nuage de poussière suffocante qui assombrit le ciel. Je me relève et sors mon portable pour t’appeler, mais toutes les lignes sont coupées.
Lorsque je retrouve enfin ton école, son bâtiment n’est plus qu’un énorme chaos de briques et de béton sur lequel s’échine un groupe de pompiers. Sur le terrain du sport près des décombres, des professeurs terrifiés comptent et recomptent leurs élèves, pansant et réconfortant les blessés. Je fais plusieurs fois le tour des rescapés, mais je ne te vois nulle part. J’empoigne le bras d’une femme :
- Vous avez vu Wenting ?
- Elle est dedans.
Mon cœur coule.
- Mais sa classe est au rez-de-chaussée, et en quelques pas hors de danger.
- Ses enfants sont très jeunes, quelques-uns ont paniqué et elle est retournée les chercher.
Les secouristes enlèvent briques et vitres cassées, chaises et pupitres écrasés, avant de soulever un gros bloc de béton : tu es là, couchée sur le ventre, tes bras autour de trois gamins sous toi, à deux mètres seulement de la porte. Jusqu’à la dernière seconde de ta vie, tu as essayé de les protéger, de les sauver, de ton corps.
Les secouristes te posent doucement sur le terrain de sport et tournent la tête pour cacher leurs larmes. Je m’agenouille près de toi et baisse tes paupières. Je demande qu’on m’apporte une serviette et un peigne. Puis je me mets à faire ta dernière toilette. J’essuie ton visage, tes bras, tes mains, tes doigts et tes ongles ; je peigne tes longs cheveux noirs et soyeux que j’arrange sur tes épaules ; j’enlève aussi la poussière de ta robe et de tes souliers. Tu aimais te faire belle et je veux que tu partes aussi jolie que possible.
Comme je m’écroule en sanglots, ta collègue se penche à mon oreille et me dit que grâce à toi vingt-neuf enfants de ta classe sont sortis saints et saufs.
J’aurais dû te le dire plus tôt : je t’aime, Wenting ! Depuis notre première rencontre il y a sept ans, je t’aime ! Et je n’ai jamais cessé de t’aimer !
© Wei Wei, 2012
Wei Wei est née au Guangxi en 1957. Adolescente à la fin de la Révolution culturelle, elle est envoyée à la campagne pour être « ré-éduquée ». Après des études de français, elle enseigne à l’Université de Wuhan, puis part à Paris. Elle vit actuellement en Angleterre et retourne régulièrement à son pays natal. A travers ses romans et ses récits de voyage dans lesquels se croise une multitude de personnages, elle nous fait découvrir la Chine où traditions et bouleversements vont ensemble, avec un regard plein de lucidité, de compassion et d’humour. Elle est l’auteur de La Couleur du bonheur, du Yangtsé sacrifié, de Fleurs de Chine et d’Une fille Zhuang.