Des milliers de lecteurs ont lu l’annonce dans les journaux : la maison d’édition Écosociété et les auteurs de Noir Canada ont signé une entente à l’amiable avec la multinationale Barrick Gold. C’est avec consternation que l’Union des écrivaines et écrivains du Québec et toute la communauté littéraire ont appris l’annonce de l’entente à l’amiable entre Barrick Gold et la maison d’édition Écosociété. «David ne terrassera pas Goliath », constate d’entrée de jeu l’UNEQ dans un communiqué intitulé «Noire défaite». La déception de l’UNEQ est d’autant plus grande que l’association des écrivains s’était portée à la défense des intérêts des intimés avec enthousiasme. Elle avait obtenu «l’appui moral et financier de plus de 12000 citoyens, de 500 professeurs et d’une soixantaine d’associations, de maisons d’édition et de journaux», nous dit le communiqué.
«L’UNEQ, y lit-on, tient fortement à rendre hommage au courage et à la ténacité des auteurs de Noir Canda: pillage, corruption et criminalité en Afrique : Delphine Abadie, Alain Deneault et William Sacher, ainsi qu’à l’éditeur Écosociété et à son personnel.»
Une loi contre les poursuites bâillons
L’UNEQ ne fait pas allusion à la conséquence heureuse de cette saga : le refus de céder aux pressions de Barrick Gold, dont la poursuite en diffamation avait été intentée en avril 2008, est en grande partie responsable de l’adoption de la Loi modifiant le Code de procédure pour prévenir l’utilisation abusive de tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens au débat public. C’est la première fois qu’une telle loi est adoptée. En prime, les poursuivis, à savoir Écosociété et les Auteurs, ont eu droit à un montant de 143 000 $ versé par la minière Barrick Gold ellemême pour leur permettre de mener à terme leur combat au cours d’un procès qui devait durer quarante jours. C’est la juge Guylaine Beaupré qui avait imposé ce montant dans un jugement prononcé le 12 août 2011.
Le prix à payer
Écosociété ne précise pas le montant qu’elle devra payer à la multinationale pour mettre fin à cette poursuite, sinon pour dire que ce sera un «paiement significatif». Pas assez, semble-t-il, pour mettre la maison en faillite, mais suffisamment pour grever de façon sérieuse le budget de la petite maison d’édition dont la politique éditoriale est foncièrement dédiée à l’écologie sous toutes ses formes.
Et puis un malheur n’arrive jamais seul : Écosociété et les Auteurs font face à une poursuite de 5 millions de dollars de la part de la multinationale Banro en Ontario. De quoi donner aux intimés des sueurs froides dans le dos.
Où est l’erreur ?
Je ne peux m’empêcher de penser, en voyant à quoi a abouti cet affrontement légal, aux effets dévastateurs que ce genre de poursuites cause aux intimés qui font face à un rouleau compresseur capable d’aplatir quiconque se dresse sur son chemin. Cela est vrai et infiniment triste. On se souvient du cas de Claude Robinson contre Cinar. Lors du dernier jugement qui réduisait considérablement l’amende à payer à Robinson, celui-ci s’était dit épuisé et vidé. On oublie en effet le stress considérable que doivent subir les victimes. Cela mène à la dépression, parfois au suicide. Toute cette souffrance pour défendre les intérêts des petits contre les gros. C’est souvent trop demander aux individus…
Mais la question n’est pas là : dans le communiqué d’Écosociété pourtant, on est clair sur la raison de ce désistement. La démission des Auteurs et de l’éditeur repose principalement sur un fait qu’on doit lire avec attention : Barrick affirme « qu’elle n’a eu aucune implication dans les conflits au Congo». De leur côté, les Auteurs reconnaissent «[…] qu’ils n’ont pas de preuve d’implication alléguée de Barrick au Congo et en Tanzanie en 1996». Le communiqué va plus loin: « Les Auteurs reconnaissent que bien que ces questions (voir le conflit et l’implication de Barrick) aient été étudiées de façon approfondie par le groupe d’experts des Nations unies, en 2001-2002, ces experts n’ont fait aucune mention de Barrick.» Et c’est là que le bât blesse. Aurait-on mille preuves de pillages, de corruptions et de crimes en Afrique, s’il en est une qui est contestable et contestée, on risque de tout perdre. C’est la raison pour laquelle les avocats cherchent le détail qui fera dérailler la machine. A-t-on dit que le présumé meurtrier portait un béret noir alors que le vrai en portait un rouge ? Alors tout s’écroule. Dans le cas de Barrick — et malgré leur bonne foi —, les Auteurs ont lancé des affirmations sans preuve suffisante. Ils ont commis une grossière erreur.
Une démonstration « peu convaincante »
La juge Guylaine Beaupré, qui avait forcé Barrick à verser aux intimés un montant de 143000 $, n’avait pas manqué du reste de signaler, selon Alexandre Shields du Devoir, que «la gravité des imputations contenues dans le livre et la défense ‘‘peu convaincante’’ des auteurs faisaient en sorte que Barrick pouvait aller de l’avant avec le procès […]».
A-t-on oublié comment Dominique Strauss-Kahn a pu tirer ses marrons du feu? Il lui a suffi de faire la preuve que l’accusatrice avait commis des actes illégaux et même condamnables pour qu’elle perde toute crédibilité en cour. Le procès de DSK a été abandonné parce que la victime, seule témoin des événements avec l’accusé, ne pouvait faire le poids contre un DSK qui reconnaissait avoir eu une relation sexuelle avec elle, mais affirmait qu’elle était consentie…
Dans le cas des Auteurs, c’est la même chose : ils sont censés vérifier toutes les allégations. Une tâche surhumaine, il va de soi. «Mais la loi est la loi », ont sûrement clamé haut et fort les avocats de Barrick Gold. «On ne peut lancer des affirmations en l’air, ont-ils sans doute martelé, particulièrement quand ce sont des accusations graves comme celles qui ont été émises contre notre client.»
Cela ne nous empêche pas de penser que la victoire de Barrick Gold est une victoire strictement «légale». Les Auteurs ont probablement raison sur le fond. De là le refus de faire des excuses à Barrick Gold. De ce côté, ils ont au moins choisi de rester debout, même si le coup reçu avait de quoi les jeter par terre !
© André Vanasse
Lettres québécoises, Printemps 2012
André Vanasse a été directeur littéraire des éditions XYZ de 1990-2010. Directeur du magazine littéraire Lettres québécoises depuis 1990, il est aussi romancier et essayiste. Il a reçu le « Certificat de mérite 1993 » de l’Association des études canadiennes. la médaille de l’Académie des lettres du Québec en 2005.et le Community Award de la Quebec Writers’ Fédération en 2007. [Photo: Alexis K. Laflamme]