ChatGPT : embrasser la nature chaotique d’Internet
Eric Deguire
janvier 23

L’arrivée d’une intelligence artificielle comme ChatGPT (une intelligence artificielle qui est capable de produire des réponses fort pertinentes et des textes originaux, et ce, même lorsqu’on lui pose des questions complexes) a engendré une panique dans de nombreuses sphères de la société. Alors que de plusieurs se questionnent sur la pensée originale et les droits d’auteurs, des acteurs du monde de l’éducation ont présenté leurs réticences, mais d’autres y voient un potentiel. En tant qu’enseignant de français à la formation générale des adultes, je crois qu’il faut surtout se rendre compte que ChatGPT ne représente d’aucune manière un changement de paradigme, mais tout simplement un nouveau développement dans l’intégration des technologies à l’école.

Le numérique à l’école : un esprit critique oublié

Bien avant l’arrivée d’un outil comme ChatGPT, les risques liés à la technologie ont été relevés et plusieurs continuent tout simplement à être ignorés. Alors que tous connaissent les risques d’une trop grande exposition aux écrans et aux médias sociaux (anxiété, troubles de sommeil, problèmes de concentration, sédentarité, cyberintimidation, sentiment de solitude, radicalisation politique, pour en nommer quelques-uns), et ce chez les enfants comme chez les adultes, on ne peut pas se féliciter de mettre un ordinateur ou une tablette entre les mains de chaque élève sans exercer un sens critique. À ce sujet, je recommande la lecture de l’ouvrage Enfants difficiles, la faute aux écrans? de Victoria Dunckley.

Il est à noter que dans le document ministériel qu’est le Référentiel de compétences professionnelles de la profession enseignante, dont la deuxième édition est parue en 2020, on rappelle, dans le cadre de la 12e compétence qui s’intitule « Mobiliser le numérique », qu’il faut aussi « développer sa pensée critique à l’égard du numérique. » Cette dimension est trop souvent oubliée.

Exercer cet esprit critique me permet aussi de constater des aspects positifs comme l’accélération de la communication et de l’accès à l’information. Plusieurs élèves en difficulté réussissent à produire des textes clairs et pertinents sur des sujets complexes à l’aide d’outils comme Antidote. En tant que nouvel outil technologie, ChatGPT permet de se faire une idée sur un sujet, tout comme un moteur de recherche ou une encyclopédie peut le faire. Mais encore, il faut savoir quelles questions poser. Bien sûr les risques de plagiat ont été soulevés, alors que l’outil peut produire des textes originaux.

Repenser l’évaluation

Si je demande à ChatGPT de produire un résumé critique de romans tels que La vie devant soi ou Bonheur d’occasion, il réussit à produire de courts textes qui révèlent certaines informations sur l’auteur, le récit et la réception publique de chacun de ces ouvrages. Cependant, l’outil avoue être incapable de fournir des informations sur plusieurs œuvres québécoises récentes. Cela représente une chance pour les enseignants de français de mettre au programme des œuvres d’auteurs émergeants et moins connus.

Dans l’enseignement du français, on demande souvent à nos élèves de produire des textes analytiques ou argumentatifs. Ils doivent donc faire des recherches sur leur sujet. Cela engendre des risques de plagiat, et dans certains cas, ce plagiat est involontaire. Les capacités de faire une recherche et de produire une réflexion critique sur les propos d’autrui doivent continuer à être développées. Dans d’autres cas, j’ai souvent encouragé mes élèves à écrire au « je » afin de produire des textes personnalisés qui ne peuvent être des produits d’une quelconque appropriation.

À l’école, l’évaluation n’est pas une fin en soi, mais une manière de valider les apprentissages. On pourra toujours continuer à évaluer la participation dans le cadre de discussions ou bien à faire passer des examens en classe.

Quelques leçons de Kenneth Goldsmith

Connu comme artiste conceptuel, poète et essayiste, Kenneth Goldsmith a souvent cherché à remettre en question ou du moins à approfondir nos conceptions du plagiat et de l’appropriation à l’ère du numérique.   

Dans ses recueils de poésie tels que The Weather, Traffic et Sports, Goldsmith réussit à présenter des textes rythmés et narrés, sur les sujets les plus anodins de la vie quotidienne, alors qu’il ne fait que retranscrire des bulletins radiophoniques. Dans son essai Uncreative Writing (2011), il fait l’éloge de l’appropriation en rappelant que tout matériel culturel est partagé et que les nouvelles œuvres s’inspirent toujours des anciennes. En 2016, il publie Wasting Time on the Internet et réussit à caractériser la nature chaotique du Web :

« Un mélange déroutant de logique et de non-sens, le Web est par nature surréaliste : un média éclaté, contradictoire et fragmenté. Et si, au lieu d'essayer furieusement de rassembler ces différents fragments en quelque chose d'unifié et de cohérent – ce que beaucoup ont désespérément essayé de faire – nous explorions le contraire : embrasser la disjonction comme une manière plus organique de cadrer ce qui est, par essence, un médium qui défie la singularité. » (traduction libre)

Si le monde de l’éducation veut bénéficier des nouvelles technologies, il doit aussi s’ouvrir aux nombreux risques. Les éducateurs doivent surtout exercer un esprit critique et se rappeler qu’Internet est une bête indomptable. Le reconnaître contribuera à un changement de perspective, une ouverture d’esprit et un nouveau point de départ.

 

Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020.

[Photo: Joel Lemay]



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