Wei Wei: Lac Lugu
janvier 13

 

Il fait encore nuit lorsque j'émerge de ma chambre, mais déjà le bord du ciel baigne dans l’aurore rose nacre qui se déploie onctueuse à l’orient serein. Les chaînes rocheuses ondulent autour du lac en se projetant sur l'aube naissante en gigantesques ombres chinoises comme autant de géants endormis. Tout est si calme et si paisible, seul un soupir léger du vent me caresse le front, seul un arbre debout au bord de l’eau scrute l’horizon perdu, seul le petit bateau attaché à son tronc rêve des orages passés, seules quelques étoiles tardives s’amusent à m’envoyer des clins d’œil complices, seules les vaguelettes viennent embrasser la rive, pa... pa... pa..., pareilles aux battements éternels du cœur des montagnes, en rendant le silence encore plus silencieux.

Je regarde, écoute, respire, sens, imprégnée de ma voluptueuse solitude. Cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi libre, aussi moi-même, arrachée à la tyrannie du temps, à mille lieues de tous soucis du quotidien, de toutes contraintes de la routine, de toutes responsabilités du bureau et de la maison. Quel luxe!

Situé à 2700 mètres d’altitude sur la frontière entre le Sichuan et le Yunnan, sur les contreforts du plateau tibétain, le Lac Lugu est incrusté tel un immense joyau dans un écrin de montagnes vertes. Superficie : 50 kilomètres carrés ; profondeur moyenne : 45 mètres. Mais plus extraordinaire, ici, est le peuple mosuo, et ses coutumes ancestrales. Car, dans ces villages dispersés dans des replis montagneux autour du lac, ce sont les femmes qui exercent le pouvoir. Elles cultivent la terre, organisent la vie familiale et détiennent les ressources financières. Même en amour, ce sont elles qui choisissent, et les hommes se laissent choisir ! Le mariage n’existe pas. Les jeunes font connaissance lors des fêtes, et si un garçon plaît à une fille, elle lui ouvre la porte de sa hualou, chambre-fleur, pour une nuit d’intimité. Le garçon arrive après la tombée de la nuit et repart avant le lever du jour pour rentrer chez sa mère. La relation peut se stabiliser et durer plusieurs mois, voire plusieurs années. Les enfants nés de cette relation restent pour la vie sous le toit maternel et pour la plupart ne connaissent pas leur père. Que font les hommes, alors ? Travaux de charpente, pêche, garde des bœufs et des chevaux, conduite de tracteurs… Ils aident aussi à élever les enfants de leurs sœurs. Selon certains ethnologues, la société mosuo fait partie des derniers vestiges vivants d’un ancien Dongnuguo, Royaume oriental des femmes, qui s’étendait sur presque mille kilomètres le long de la rivière Yabi. Les gens viennent au Lac Lugu pour découvrir et son paysage sublime et les femmes mosuos. Moi, je suis aussi curieuse de savoir comment les hommes mosuos se trouvent dans cette société matriarcale à l’aube du XXIe siècle. Sont-ils contents de leur sort? Veulent-ils changer leur situation? Ont-ils envie de vivre autrement, ailleurs? Revendiquent-ils le droit à l'égalité comme les femmes dans notre monde à domination masculine? Quelles pourraient être les réactions de leur mère et de leurs sœurs s'ils le faisaient? L'arrivée récente de la route, de l'électricité, du téléphone, de la télévision, des touristes, d’Internet, donnera inévitablement de nouvelles idées, alimentera de nouveaux rêves ou ambitions, et bousculera certains esprits... Si le système matriarcal, cette structure particulière de la Grande-Famille, a assuré la survie des Mosuo pendant des siècles et des siècles dans un environnement naturel aussi rude, s'il résiste jusque-là, protégé par leur « Grande Muraille » rocheuse, au confucianisme, au communisme, à la Révolution culturelle, pourra-t-il résister aux sirènes de la modernité? À la logique de l’individualisme ? Au développement économique ? Au capitalisme? À l'argent?

Le jour commence à poindre. Je descends l'escalier, franchis le petit chemin de terre qui ceint le lac. L'eau a perdu son éclat émeraude qu'on a l'habitude de voir dans la journée, pour revêtir une teinte vieux jade, ce gris vert translucide, terni par le temps, doux, mystérieux. Je ne peux résister. J'enlève pull-over, tee-shirt et jean que j'entasse sur une pierre, entre dans l'eau. Un froid fulgurant s'élève de la plante de mes pieds, me fait tressaillir. Je continue d'avancer, titubant sur les gros cailloux glissants. L'eau m’arrive aux genoux, aux cuisses, à la taille. J'aspire une grosse bouffée, ouvre les bras, et me lance. Les longs cheveux des algues s'enroulent autour de mes mollets, mais d'un coup de pied brutal, je me débarrasse de leur étreinte et nage vers les eaux profondes…

J’entre dans la salle à manger pour saluer Shuna. Elle parle mandarin, porte jean, jade, boucles d’oreille en argent. Je ne la devinerais pas jeune Mosuo si je la rencontrais ailleurs. Elle arrange les bouteilles derrière le petit bar :

- Vous avez bien dormi ?

- Oui, mais j’ai entendu des aboiements de chien dans la nuit.

Sourire timide de Shuna :

- C’est mon Axia. La prochaine fois, faudra qu’il apporte un os pour faire taire le chien.

Shuna pénètre dans la cuisine. Je la suis et m’arrête sur le seuil :

- Qu’est-ce qu’il y a pour le petit-déjeuner ?

- Brioches vapeur, soupe de riz.

- Pouvez-vous me faire une omelette aux tomates ?

- Pas de problème. 

- Notre minibus retourne à Lijiang ce matin, mais j’aimerais bien rester un jour de plus ici. Est-ce possible d’en prendre un autre demain ?

- S’il y a des places, oui. Mieux vaut en parler au chauffeur.

- C’est votre oncle?

- Oui.

- Mais il ne vit pas ici ?

- Non. Il a servi dans l’armée et s’est marié à une Naxi. Ils ont deux enfants et vivent à Lijiang.

Un Mosuo peut donc se marier et bâtir son propre foyer en dehors de la maison maternelle ! À la seule condition que ce ne soit pas au Lac Lugu...

- J’ai envie d’aller visiter un autre village. Où puis-je trouver un guide pour la journée ? 

- Vous voulez y aller à cheval?

- À pied.

- Trente-cinq yuans, et je trouverai quelqu’un pour vous.

 

© Wei Wei, 2013

Notes:

Ceci est un extrait d’un récit de voyage Visages du Yunnan, publié en 2005 dans « Journal des Lointains » par Buchet/Chastel et retouché par Wei Wei.

Dongnuguo fut mentionné et décrit dans les ‘Archives générales’ de la dynastie des Tang : les femmes y gouvernèrent, prirent plusieurs maris et donnèrent leurs noms aux enfants. Dans la vallée de la rivière Xunshui, l’affluent le plus important de la rivière Yabi, à quelque 800 kilomètres au nord du Lac Lugu, il existe aussi, de nos jours, une société matriarcale similaire à celle des Mosuo. 

Axia : amoureux d’une femme mouso.

Le peuple naxi, quelque trois cent mille âmes, vit dans la région de Lijiang.

Wei Wei est née au Guangxi en 1957. Adolescente à la fin de la Révolution culturelle, elle est envoyée à la campagne pour être « ré-éduquée ». Après des études de français, elle enseigne à l’Université de Wuhan, puis part à Paris. Elle vit actuellement en Angleterre et retourne régulièrement à son pays natal. A travers ses romans et ses récits de voyage dans lesquels se croise une multitude de personnages, elle nous fait découvrir la Chine où traditions et bouleversements vont ensemble, avec un regard plein de lucidité, de compassion et d’humour. Elle est l’auteur de La Couleur du bonheur, du Yangtsé sacrifié, de Fleurs de Chine et d’Une fille Zhuang.


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