Train no 1, par Manuel Nicolaon
avril 14


Union Station, Toronto [Photo: Paul Moloney]

Un étrange silence régnait dans le grand hall désert de la gare Union. Émergeant du niveau souterrain par la rampe d’accès aux quais, Michel se sentit soudain fébrile et ému en découvrant le cœur de cette cathédrale du monde moderne empreinte d’une atmosphère de requiem. Les jambes chancelantes, le cœur battant et les yeux brillants, il réalisait enfin que le billet de train qu’il avait jalousement protégé durant près de huit mois l’autoriserait, ce soir, pour de vrai, à monter dans Le Canadien, à serpenter, quatre nuits et trois jours entiers, à travers l’Ouest sauvage, le long des 4 466 km de voie ferrée qui le conduiraient jusqu’au Pacifique! Extatique, il se voyait déjà contournant les lacs, traversant plaines et forêts, et gravissant des montagnes qu’il n’avait vues qu’en photo ou dans des films. Oui, cette fois, c’était enfin à son tour de partir!

Michel aimait les gares et les trains en partance. Enfant, il arpentait souvent les quais de gare et les Salles des pas perdus, non pour prendre un train, les moyens financiers de la famille ne le permettaient pas, mais pour se joindre à la faune des voyageurs, vivre l’effervescence des départs et ressentir l’énergie si singulière de ce lieu qui le fascinait. La gare : carrefour de destinées où se croisent et s’entremêlent dans un anonymat presque parfait toutes les classes sociales, des voyageurs pressés, d’autres qui attendent une correspondance ou que le temps passe, des familles, bien sûr, mais aussi des amis et des couples, jeunes et vieux, quelques criminels, parfois, et beaucoup de solitudes. Dans l’imaginaire aventureux de Michel, l’espace ferroviaire représentait un entre-deux-mondes où tout devenait possible, un non-lieu hors du temps et des règles établies. Ainsi, une heure durant, il savourait chaque semaine la possibilité d’être tous ces voyageurs à la fois et de partir ailleurs et nulle part…jusqu’au moment fatidique où le chef de gare, d’un tonitruant coup de sifflet, annonçait le départ imminent du train. Sur le quai, Michel ne pouvait plus alors que suivre du regard ce train qui s’ébranlait avec effort, puis se tortillait bruyamment au gré des aiguillages successifs. Les yeux accrochés à la porte hermétiquement fermée de la dernière voiture, il gardait cependant espoir de voir celle-ci soudain s’ouvrir sur quelqu’un qui l’appellerait. Mais le train disparaissait à l’horizon et le silence reprenait possession de la gare.
Un couple de septuagénaires en pleine querelle tira subitement Michel de ses rêveries.  Le vieil homme, qui traînait laborieusement une grosse valise à roulettes en s’efforçant de suivre le pas plus soutenu de sa compagne, semblait se plaindre d’arriver trop en avance pour prendre leur train. Sortie de nulle part et pilotée par un jeune Fangio, une balayeuse se mit à nettoyer le sol en marbre du Tennessee déjà rutilant tandis que, des niveaux souterrains, montait le grondement d’un flot de passagers fraîchement débarqués. Une horde de piétons se répandit rapidement à travers tout le hall pour se déverser en quelques secondes à peine dans les rues avoisinantes. Union Station s’animait enfin, pour le plus grand bonheur de Michel. Sur le tableau des départs dont la modernité jurait avec l’imposante architecture de style Beaux-Arts du reste de la gare, le train no 1 à destination de Vancouver n’était pas encore affiché. L’horloge du panneau indiquant 15h26, il restait donc six heures et vingt-quatre minutes avant le premier tour de roue. Tout le temps nécessaire pour une promenade au bord du Lac Ontario et profiter des rayons vivifiants d’un soleil encore haut en ce début d’été. Un long et puissant grognement d’estomac rappela d’ailleurs à Michel qu’il n’avait rien mangé depuis son départ de Montréal. Laissant en consigne son sac de voyage et ses effets personnels, il s’empressa de quitter l’enceinte de la gare pour découvrir la ville reine et ses fameux hot-dogs.


Vancouver, Pacific Central [Photo: Ana Isabel Otero]

Une heure avant l’embarquement, assis dans la salle d’attente où des néons jetaient une lumière crue sur les murs et les rares voyageurs, Michel commençait à douter d’être au bon endroit. Près de lui, une jeune femme plongée dans la lecture des aventures de Sherlock Holmes et qui semblait indifférente à tout ce qui l’entourait faisait depuis un moment l’objet de son attention. Le charme de la demoiselle, ses longs doigts de pianiste et ses lèvres délicieusement dédaigneuses qu’il était en train de dévorer des yeux lorsqu’il sentit sur lui l’œil accusateur de leur « propriétaire », n’étaient sans doute pas non plus étrangers à l’agitation qu’il éprouvait alors. Bafouillant d’abord quelques mots en anglais, Michel reprit un semblant de contenance pour se présenter avant de s’enquérir du lieu d’embarquement du train pour Vancouver. Avec une ironie que Michel ne comprit pas tout de suite, Isabelle lui répondit qu’il se trouvait bien au bon endroit s’il était pauvre, mais que, dans le cas contraire, le party avait lieu dans les salons VIP, au niveau du grand hall. Partagé entre le désir de rester avec cette belle inconnue au franc-parler ravageur et la crainte de manquer son train, Michel remercia précipitamment Isabelle avant de se rendre, un peu à regret, en compagnie de ses semblables.

À peine avait-il poussé la grande porte en verre de la salle VIP qu’il fut plongé dans un brouhaha indescriptible. Devant lui, une bonne centaine de voyageurs déjà fatigués s’impatientaient au milieu d’un chaos magnifique de valises, de sacs et de jambes traînant çà et là. Rassuré et le sourire jusqu’aux oreilles, Michel se fraya un chemin dans cette foule bigarrée pour atteindre l’espace réconfortant des boissons et des viennoiseries. Il n’eut cependant pas le temps d’apprécier pleinement la tisane qu’il se servit et dont la gratuité conférait à celle-ci une saveur supplémentaire des plus agréables. Une voix de sergent-major s’éleva en effet soudainement de la foule afin de procéder à l’embarquement. Avec une discipline extraordinaire, le cortège formé en fonction de la composition du train suivit alors l’exact chemin que Michel avait emprunté quelques minutes plus tôt pour se rendre de la première salle d’attente à l’autre. Aucune excitation particulière ne semblait animer tous ces gens silencieusement alignés et qui ne désiraient sans doute plus qu’aller se coucher. Il serait bientôt 22 heures et, de toute évidence, le train no1 était le dernier à partir. Arrivé au pied des escaliers mécaniques, Michel présenta son billet à un agent tout en cherchant vainement du regard Isabelle qui avait disparu. Longeant un quai en travaux, mal éclairé et trop court pour accueillir Le Canadien, il dut s’aventurer près des rails pour rejoindre sa voiture qui se trouvait en dehors de la gare. Trempé par la pluie fine et continue qui tombait sur Toronto, il rassembla ses dernières forces et ses talents d’équilibriste pour se hisser sur la première marche du train. Épuisé mais heureux d’être enfin dans le ventre de la bête, Michel prit possession de ses « appartements ». Peu après le coup de sifflet tant attendu, il s’endormit sur la couchette qui lui avait été soigneusement préparée, bercé par le chant des roues et le froissement métallique du train s’enfonçant lentement dans la nuit.

© Manuel Nicolaon, 2014

 


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