Quand le désastre chante, par Simon Fortin
novembre 13

QUAND LE DÉSASTRE CHANTE

 

Autumn in New York, why does it seem so inviting?

Autumn in New York is often mingled with pain.

  Vernon Duke, 1934.

 

O God, O God, that it were possible

To undo things done, to call back yesterday; […]

But O! I talk of things impossible,

And cast beyond the moon.

  Thomas Heywood,

  A Woman Killed with Kindness, 1603.

 

Il y a les gifles qu’on regrette d’avoir reçues, celles qu’on aurait souhaité avoir le courage de donner, et puis il y a les autres: celles qu’on n’espérait plus. Rien ne me préparait à la gifle esthétique que Madeleine Monette m’a flanquée (je le dis avec la plus grande gratitude) à la lecture de son dernier ouvrage Ciel à outrances, la toute première offrande poétique d’une romancière qui a toujours écrit avec l’élan, et paradoxalement, la patience du poète. On a dit de ses livres qu’ils étaient «très écrits» – remarque aussi tautologique qu’absurde. Qui voudrait d’un roman peu écrit? Ce que ces maladresses critiques tentent d’exprimer, c’est que les romans de Madeleine sont exigeants, que leur lyrisme, la profondeur de leurs fouilles psychologiques préoccupent davantage leur auteure que la production de méandres capricieux d’une intrigue à trois sous. C’est vrai, on ne lit pas Madeleine Monette à la plage (en tout cas pas moi); la plage est un théâtre de corps francs, qui se prête mal à l’ambiguïté, et l’ambiguïté, c’est la sève de toute l’œuvre de Madeleine. Le titre de son premier roman, Le Double suspect (1980), annonçait à lui seul son désir de chanter la beauté de tout ce qui est instable, de tout ce qui s’agite sur la pente du doute. Pour moi, Madeleine a toujours été la romancière du clair-obscur (urbain, pas pastoral) qui interroge la place de l’art dans nos sociétés, le rôle de l’artiste (le danseur, le comédien, l’écrivain) dans l’égarement, dans l’engourdissement du quotidien auxquels elle déclare la guerre chaque fois qu’elle s’assoit pour écrire la ville, son personnage fétiche, et ceux qui y vivent.

Cette écriture d’une précision chirurgicale, jamais sentimentale, souvent décapante, instruite comme celle de Yourcenar, interrogée par la blessure comme celle de Duras, elle la met à présent au service d’un projet poétique d’une ambition qu’on aurait pu qualifier d’insensée: celle de conjurer le tragique de vies à jamais rompues, brisées, agrandies ou anéanties, amendées surtout, par les attaques terroristes du 11 septembre de l’année 2001. Comme Madeleine, je vis à New York, et comme elle, j’étais là quand les tours sont tombées, quand, comme elle le dit:

 

cela nous arrive à nous !

[…]

au seuil de ce fouillis de traces,

éclaboussement et linceul

 

sans recul encore, on déclare

la date charnière, le monde a pris

une secousse et le passé est un soleil

volatil […]

 

on répète it will never

be the same, […]

(Le Ressac des sens, 96-97)

Dans son roman Les Rouleurs (2007), l’auteure a cité une phrase d’une nouvelle de jeunesse de Samuel Beckett (« Assumption », 1929): « ‘He could have shouted and could not’. Il aurait pu crier et ne pouvait pas, ou n’aurait pas pu.» (353) Saisie de l’écroulement du monde civilisé dans la ville où elle a choisi de vivre, Madeleine Monette a-t-elle crié quand les écrans du monde entier se sont mis à hurler d’images leur indignation? Elle aurait pu crier. Mais de ce cri, elle a préféré faire un poème, un long et généreux poème narratif, un oratorio en douze chants qui m’atteint un peu plus à chaque lecture. Si l’on a eu raison de dire que ses romans sont écrits comme des poèmes, j’ai l’audace de dire qu’elle signe ici un poème qui est peut-être son plus grand roman (à ce jour). Elle parle dans ces pages la langue esthétique d’Artaud qui exige que le théâtre soit «un signe à travers les flammes»; dans sa lecture des signes de l’hécatombe, Madeleine fait mentir (le temps d’un poème) l’aphorisme de Theodore Adorno pour qui «toute poésie après Auschwitz est un geste barbare». Dans Ciel à outrances, la poésie est un geste civilisateur et la mort, Madeleine nous le rappelle, est toujours et déjà l’affaire des vivants. Heidegger aurait dit: «toujours-déjà». 

Le premier mot du cycle grince implacablement au cœur comme à l’oreille: «Depuis», et ce depuis, c’est la césure, la blessure béante qui sépare l’avant de l’après; Madeleine le dira bien mieux dans son geste qui interdit toute paraphrase:

 

[…] on se regarde

soi-même sans plus savoir

qui est là, ce qu’on a déserté

 

une vie, sa propre vie

jamais habitée

 

l’avant est lourd de l’après

[…]

  (Le lait du ciel, 9-10)

Il n’y a pas de Rilke sans la Première Guerre mondiale, probablement pas d’Auden sans la Deuxième, comme quoi les grandes catastrophes dont nous sommes les héritiers n’arrivent jamais seules : elles entraînent avec elles ce que Robert Frost a appelé «le plaisir de l’ultériorité». Qu’elle le veuille ou non, Madeleine participe à cet effort ni consolateur, ni opportuniste; depuis les décombres, elle parle aux vivants. Qu’on me pardonne mon name-dropping poétique: c’est l’enthousiasme, celui de l’admiration pure, qui me fait écrire.

J’écris «oratorio» parce qu’il s’agit bien d’une œuvre où de multiples voix sont entendues, et dans différents registres, où chaque poème est une histoire en soi (un roman en somme!), dense et autonome, mais qui à proximité du désastre est lié dans la douleur, dans l’affolement, dans la colère, au reste du cycle. J’écris «oratorio» parce que c’est aussi douloureusement musical, et tonique, et dantesque. C’est un poème symphonique, cauchemardesque, qu’il fait mal de lire parce que la beauté est toujours une affaire difficile, singulière, qui ose brandir le qui-perd-gagne de nos actualités, quand le désespoir n’est déjà plus l’absence d’espoir, mais bien l’espoir en miettes. Madeleine a écrit un poème-mosaïque qui a le courage, qui commet l’outrance – voilà, c’est dit – d’espérer que la poésie soit encore, soit toujours salvifique. (Voyez les petites rédemptions discrètes qui étonnent quelques-uns des personnages du cycle, dans Tatoué par exemple ou dans le magnifique Élan vital[1]). Grand détective du cynisme que je suis, du cynisme que j’exècre en tout, je n’en trouve nulle part dans ces pages qui auraient pu l’inviter. Au lieu, dans le verbe économe de la poète, dans l’arsenal réduit que la romancière s’est imposé, rien que de la force, des fers, des os, des cendres sans jugement, qui parlent presque sans elle (mais pas tout à fait).

E quindi uscimmo a riveder le stelle.

Et bientôt on en sort pour voir à nouveau les étoiles.

(Dante, L’Enfer, Chant 34.139)

On ne se refait pas; étant comédien, je lis toujours la poésie à haute voix, et les meubles de mon appartement new-yorkais ont entendu plusieurs récitals des poèmes de Madeleine réunis dans ce Ciel à outrances. Chaque fois, j’y trouve une nuance de plus, un personnage apparaît avec plus de profondeur. Ces poèmes-là sont faits pour être dits, joués presque. C’est un livre qui demande à être lu, une gifle à la fois, une gifle qui invite à tendre l’autre joue: et à haute voix, please.


[1] Je ne sais si Madeleine – qui est une amie – a lu Les Confessions de Saint Augustin, mais je soupçonne que oui. Il y a dans ce poème un peu de l’angoisse du voleur de poires.

(À paraître dans la revue Estuaire, chronique « Paroles de poètes », en décembre 2013.)

© Simon Fortin, 2013

Fils et petit-fils de comédiens, Simon Fortin a étudié au Conservatoire d’art dramatique du Québec puis au Drama Studio de Londres. Depuis, il a joué et chanté au Canada, en Angleterre et aux États-Unis dans plus de soixante-quinze productions. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre et d’émissions de télévision. En 1995, il recevait le premier prix de Maîtrise en études Shakespeariennes de l'École Gallatin (New York University). Candidat doctoral à la City University of New York, il complète en ce moment une dissertation intitulée  "Dying to Learn: The Poetics of Agony on the English Early Modern Stage." 

Madeleine Monette est originaire de Montréal et vit à New York. Auteure de cinq romans, Le Double suspect (prix Robert-Cliche 1980), Petites Violences (1982), Amandes et Melon (1991), La Femme furieuse (1997) et Les Rouleurs (2007), elle a écrit de nombreux textes pour des publications au Québec, au Canada anglais et à l’étranger. Ciel à outrances, un recueil de poésie, est paru en 2013.  Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec. (www.madeleinemonette.com)

 

 

 


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