Première lettre d’Israël, de Tel Aviv au Lower East Side, par Chantal Ringuet
avril 12

Me voici à Jérusalem, ville mythique où je séjournerai pendant cinq mois. Quelques jours après mon arrivée, une question me taraude : Comment qualifier la « jeune » littérature israélienne ? À vrai dire, il n’est pas certain que le terme « jeune » convienne : l’émergence de cette littérature correspond, on le sait, à la création de l’État hébreu en 1948. Or malgré son histoire récente, elle regroupe plusieurs générations d’écrivains (dont celle de la guerre d’Indépendance, représentée par Amos Oz et Avraham B. Yehoshua) et elle n’a cessé, au fil des ans, de se renouveler. Mon amie Lilach Nethanel, écrivaine israélienne et docteure en littérature, attire mon attention sur les noms de Moshe Sakal et Matan Hermoni, qu’elle qualifie d’auteurs « incontournables ». Considérés comme faisant partie des écrivains les plus novateurs de la littérature israélienne actuelle, comme je l’apprends ensuite, ceux-ci ont produit deux œuvres fort remarquées en 2011 : Yolanda et Hebrew Publishing Company. En dépit de leurs nombreuses divergences, ces romans présentent un trait commun : tous deux rendent hommage aux générations d’immigrants juifs en voie de disparition, l’une en Israël et l’autre aux États-Unis.  

D’entrée de jeu, Hebrew Publishing Company attire mon attention : j’apprends que ce roman israélien au titre anglophone brosse le portrait du monde des immigrants juifs d’Europe de l’Est établis dans le Lower East Side, à New York. Pendant plus d’un demi-siècle, ce milieu a entretenu des liens indéfectibles avec le milieu immigrant juif de Montréal, sujet auquel j’ai récemment consacré un essai (À la découverte du Montréal yiddish, Fides, 2011). 

Le retour du yiddish 

Fait à souligner, le caractère « novateur » du roman de Hermoni relève, dans une large mesure, du sujet qu’il dépeint. En un certain sens, cette situation m’apparaît  ironique : les Israéliens n’ont-ils pas boudé le yiddish pendant plusieurs décennies, l’acculant à être ni plus ni moins que l’incarnation d’un passé diasporique qu’il valait mieux oublier ? Si la littérature israélienne a profité, depuis ses débuts, de l’apport de nombreux intellectuels aux racines profondément ancrées dans les principaux foyers culturels de l’Europe de l’Est, il reste que le milieu yiddish de la diaspora n’a guère inspiré les auteurs. Avec Hebrew Publishing Company, Matan Hermoni contribue à renverser cette situation. En tournant son regard vers un milieu situé « à des années lumière de l’univers culturel israélien où (il) vit et écrit », pour reprendre les termes de Sachar Pinsker (Haaretz, édition du 3 avril 2011), l’écrivain ouvre de nouvelles perspectives dans le corpus hébraïque. Ce faisant, il participe de la « redécouverte » de l’héritage yiddish dans l’espace romanesque, comme l’ont fait au cours des dernières années les écrivains américains Dana Horn (The World to Come), Jonathan Safran Foer (Everything is Illuminated) et Nicole Krauss (A History of Love).

L’ouvrage suit le parcours d’un protagoniste nommé Mordechai Schuster, un orphelin émigré à New York, où se déroule la majeure partie de sa vie (1904-1968). À l’âge adulte, Shuster occupe le métier d’imprimeur dans une maison d’édition nommée la Hebrew Publishing Company et il rêve de devenir lui-même un écrivain yiddish à succès. Pendant un certain temps, il y parvient en publiant des romans populaires, sortes de shundromanen qui se vendent bien. Mais son succès est bref et il éprouve une profonde déception. Aussi, il est possible de voir dans l’ascension fulgurante du protagoniste et son déclin rapide une métaphore du destin de la littérature yiddish en Amérique du Nord, dont l’âge d’or se situe, rappelons-le, entre 1919 et 1939. Bref, à travers le parcours du protagoniste, son histoire d’amour avec Henia Levitsky-Feigenboym, sa muse, et les cercles littéraires de langue yiddish qu’il fréquente, Hermoni rappelle un pan méconnu de l’histoire collective, à la fois yiddishophone et nord-américaine.

Écrit dans une langue vive et colorée qui fait plusieurs clins d’œil à la langue yiddish, ce premier roman de Matan Hermoni met en scène différents tableaux qui se déroulent à New York, mais aussi en Israël, à San Francisco et sur le campus de l’Université hébraïque de Jérusalem. L’auteur traite avec humour de réalités divergentes dans le monde juif, souvent opposées entre elles : les écrivains yiddish et les écrivains hébraïques (tels Shalom Aleïchem et S. Y. Agnon), la grande littérature et les magazines de fiction populaire. Voilà une fresque passionnante, un brin carnavalesque, dont on souhaitera vivement lire la traduction anglaise (plus proche de la langue yiddish américaine, dont il est question dans cet ouvrage) dès qu’elle sera disponible.

© Chantal Ringuet 2012

Photo: P. Anctil


Docteure en études littéraires et traductrice, Chantal Ringuet détient un postdoctorat en études juives canadiennes de l’Université d’Ottawa (2007-2008). Elle a publié un essai intitulé À la découverte du Montréal yiddish (Fides, 2011) et un recueil de poèmes, Le sang des ruines (Écrits des hautes terres, 2010), qui a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier 2009. À l’occasion d’un séjour de quelques mois à Jérusalem, elle écrit pour Salon littéraire .II. quelques «Lettres d’Israël» abordant l’actualité littéraire et culturelle de ce pays.


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