Entretien : Philippe Jaenada
Annie Heminway
avril 18

La Serpe de Philippe Jaenada, prix Femina 2017, ne cesse de fasciner. L’intrigue : le soir du 24 octobre 1941, quatre personnes se trouvent dans un château en Périgord. Au réveil, Henri Girard, jeune homme de vingt-sept ans, découvre les corps de son père, de sa tante et de la bonne, assassinés à coups de serpe. Serpe qu’Henri avait empruntée la veille. Au terme d'un procès retentissant, Henri Girard est acquitté. Après s’être exilé en Amérique latine, Henri rentre en France avec le manuscrit du Salaire de la peur qu'il publie sous le pseudonyme de Georges Arnaud, roman adapté au cinéma par Henri-Georges Clouzot où Yves Montand partage la vedette avec Charles Vanel.

Vos recherches sont titanesques. Vous souvenez-vous du jour où vous avez découvert un fait important que vous ne soupçonniez pas ?  
 
Oui, il y a eu plusieurs moments de ce genre, les découvertes se sont faites peu à peu, pas à pas. Disons que la première surprise, le premier véritable petit trémoussement d’excitation sur mon siège, c’était aux Archives départementales de la Dordogne, dès l’ouverture du dossier d’instruction, ou presque. (Après des mois de recherches depuis Paris, sur le net, dans les journaux de l’époque, les deux livres qui ont été consacrés à l’affaire, le compte-rendu du procès…) En ouvrant le dossier, je suis tombé sur une correspondance fournie entre Henri Girard et Georges, son père. À l’époque, on a toujours dit que les relations étaient très tendues entre eux, que le fils ne considérait le père que comme un porte-monnaie sur pattes, un vieux grincheux qui ne servait qu’à lui donner de l’argent quand il en avait besoin. Au lendemain du crime, le courrier de l’un a été saisi chez l’autre, et vice versa, et placé dans le dossier. Personne n’a jamais parlé de ces lettres, et personne n’a pu les lire depuis 1943. J’ai été le premier, et elles m’ont appris beaucoup de choses sur eux, sur l’amour très fort qui existait entre eux. Dans la salle de lecture des Archives, j’étais à la fois surpris, ravi de la trouvaille, et surtout très ému.

C’était la fête, ce soir-là ? Ou avez-vous dû savourer tranquillement votre victoire ?

Ah non, ce n’était pas spécialement la fête, non, j’étais seul à Périgueux. Le soir, je suis allé m’envoyer quelques whiskies pour fêter ça – mais bon, les quelques whiskies, c’est tous les soirs (la fin d’une bonne journée est toujours à fêter, non ?).

Qu’avez-vous ressenti en ouvrant les 2000 pages du dossier d’instruction que personne n’avait touchées depuis soixante-quinze ans ?

De l’excitation, de l’émotion évidemment, de l’espoir (je me disais qu’un aussi volumineux dossier n’avait pas pu être scrupuleusement étudié dans les moindres détails à l’époque, pour des questions d’orientation de l’enquête, et de temps tout simplement : peut-être que moi qui avais tout mon temps, et sans doute un regard plus objectif, plus détaché, je trouverais deux ou trois petites choses laissées de côté ?) et un peu de crainte d’en sortir bredouille (mais finalement : non).

Nous, les citadins, qu’ignorons-nous de la rosée ?

Eh bien pour le savoir, sans vouloir faire le mariole, le mieux est de lire le livre, je pense. (Je sais que vous l’avez lu et relu, bien sûr, mais pour les futurs lecteurs, je ne peux évidemment pas trop en dire ici – le suspense, rien de tel.) Disons, sans rien déflorer (du tout), que ce que la plupart des citadins ignorent (et s’il y a bien un citadin sur la planète, c’est moi – la seule vue d’un brin d’herbe m’inquiète), c’est qu’il vaut mieux que moutons et brebis absorbent le moins de rosée possible en même temps que ce qu’ils broutent : ça leur rend la digestion difficile. Ça paraît un peu hors sujet, un peu faiblard, dit comme ça, mais tout est utile, dans une enquête ! 

Quelle a été votre plus belle rencontre au cours de votre année de recherches ?

Oh, il y en a eu beaucoup, pas évident de déterminer la plus belle… Tout simplement, ce sont peut-être les deux femmes des Archives départementales de la Dordogne, Sylvie et Françoise, qui m’ont beaucoup aidé, c’est le moins qu’on puisse dire, et que j’aime donc de tout mon cœur. Mais pour ce qui est de l’histoire en elle-même, les rencontres les plus émouvantes pour moi ont sans doute eu lieu après la publication du livre : j’ai reçu beaucoup de courrier de descendants, enfants et petits-enfants, des différents protagonistes de cette affaire, certains sont venus me voir dans des librairies ou des Salons du Livre. Quand vous êtes face à quelqu’un qui vous dit : « Je suis le petit-fils du premier villageois qui est entré dans le château le matin des crimes » ou « Je vis dans l’appartement où habitait encore Henri une semaine avant le drame » ou « Je suis la fille du gendarme qui a effectué les premières constatations », je vous assure que c’est troublant. On a l’impression que la fiction (qui n’en est pas, bien sûr, mais les vieilles histoires en ont toujours l’air) devient réalité, que le passé revient soudain dans le présent, sous la forme d’une personne debout devant vous.

Rares sont les Français, encore plus les étrangers, qui savaient que Le Salaire de la peur était un roman. Non seulement vous exhumez une énigme policière, mais aussi vous révélez un Georges Arnaud, écrivain prolifique et engagé, Maréchal P…, Pour Djamila Bouhired, etc. Aviez-vous envisagé cette « réhabilitation » littéraire ?

Au départ, non. Je voulais axer principalement mon livre sur le triple crime, l’enquête, le procès – et la résolution de l’énigme, si possible. Je pensais faire quelque chose de plutôt « anecdotique », distrayant, comme une sorte d’Agatha Christie du réel – ou de Mystère de la chambre jaune en version château, et authentique. Je m’étais dit que j’introduirais ça avec une sorte de « résumé » de la vie Henri Girard / Georges Arnaud, juste quelques pages, une dizaine. Et je me suis rendu compte que non seulement elle était passionnante, cette vie, rocambolesque et plus que bien remplie, mais aussi et surtout qu’elle était indissociable du fait divers, que cet événement dramatique ne pouvait pas être envisagé séparément du reste de sa vie, et réciproquement, que ces quelques minutes de barbarie insensée avaient réellement fait d’Henri Girard ce qu’il a été jusqu’à sa mort. Or, m’intéressant à sa vie, j’ai évidemment lu ce qu’il avait écrit. Je pensais que Le Salaire de la peur était un roman de seconde zone, médiocre, dont Clouzot avait tiré un grand film. Je me suis vite aperçu que je me trompais lourdement. Du coup, j’ai lu tous ses autres ouvrages, et j’ai découvert un écrivain formidable.

D’emblée, le lecteur est happé par votre histoire, ses digressions, ses parenthèses et votre humour. Doit-on se sentir coupable d’avoir tant souri et tant ri en lisant La serpe ?

Ah non, surtout pas ! C’était le but. D’abord parce que le mélange du drame et du drôle, du profond et du superficiel, du grave et du léger, c’est tout ce que j’aime dans la vie (tout simplement parce que c’est la vie), ensuite parce que je trouve qu’une histoire triste, sérieuse, pesante, écrite de manière sérieuse, pesante et triste, ou une histoire comique écrite de manière comique, ce n’est pas très utile, ça fait double emploi, ça n’apporte rien. C’est du décalage, il me semble, que viennent l’intérêt, la compréhension, l’émotion. Enfin parce que l’un des objectifs d’un écrivain est de ne pas perdre son lecteur en route, de ne pas l’accabler, et même (sournoisement) de le pousser, de l’encourager à avancer. Mes derniers romans évoquent des vies pénibles, douloureuses, sombres. J’essaie de les éclairer, de les alléger un peu (notamment en me mettant en scène moi-même). Si je mets dans les mains du lecteur un gros bloc noir, lourd, poisseux, ce n’est pas un cadeau.

Dès le début du roman, j’avais le sentiment/le pressentiment qu’Henri Girard était innocent sans savoir me l’expliquer. Une idée ?

Eh bien, je ne sais pas… J’ai pourtant fait mon possible pour que ça ne se devine pas trop vite. Raté, donc ? Non, du moins j’espère que non : je pense que c’est dû à votre métier, à votre longue habitude de la littérature (de ses chemins, de son fonctionnement, de ses artifices – rien de péjoratif là-dedans) : vous deviez bien vous douter que le gars (moi) n’allait pas nous balancer plus de 640 pages pour nous expliquer qu’on avait raison de croire ce qu’on croit et de penser ce qu’on pense…

Dans Le salaire de la peur, Yves Montand a joué Mario et Charles Vanel, Jo. Qui pourrait  jouer Henri et Georges dans La serpe ?

(Une petite parenthèse d’abord : quand on n’a pas lu le roman, on trouve que Montand et Vanel sont formidables. Quand on l’a lu, on trouve, si je peux me permettre de donner mon avis, qu’ils frôlent le ridicule.) Pour jouer Henri, et toute considération d’âge mise à part, je verrais bien Vincent Lindon, tordu à souhait (et pour Henri jeune, peut-être Pierre Niney, mais il faudrait l’enlaidir pas mal) ; pour Georges, Philippe Noiret, mais ce n’est plus très possible, ou François Berléand, qui ferait, je pense, un bon grognard un peu pataud, maladroit, mais sensible. Cela dit, si l’histoire est adaptée un jour, ce ne sera pas à moi de décider de tout ça, et ça m’arrange.

© 2018,  Annie Heminway

 

Philippe Jaenada: Philippe Jaenada est né au mois de mai 1964 à Saint-Germain-en-Laye. Il vit à Paris avec la femme qu’il aime et leur fils de dix-sept ans (pour l’instant). Après des études scientifiques interrompues et une tripotée de petites activités alimentaires d’écriture (traduction de romans de gare, nouvelles à l’eau de rose pour la presse sentimentale, faux courriers érotiques de lecteurs dans des revues peu reluisantes et potins à Voici), il a écrit dix romans aux éditions Julliard, puis Grasset, et Julliard encore, du Chameau sauvage (prix de Flore 1997) à La Serpe, le dernier (prix Femina 2017), en passant par Le Cosmonaute, La Femme et l’ours, Sulak et La Petite femelle. [Photo: Astrid di Crollalanza]  

Annie Heminway: Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est directrice littéraire pour le contenu français du Salon .ll. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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