Maylis de Kerangal et Naissance d'un pont, par Zoran Minderovic
décembre 14

Ceux qui considèrent le grand roman, de type gogolien, par exemple (c’est le chef-d’œuvre de Nicolaï Gogol, Les Âmes mortes, qui me vient à l’esprit) comme un anachronisme dans la littérature contemporaine ne connaissent pas l’œuvre de Maylis de Kerangal.

Nullement gogolienne, n’appartenant à aucun mouvement littéraire, libre de l’emprise des influences littéraires, romancière d’une étonnante originalité, Maylis de Kerangal conçoit ses œuvres, si l’on peut dire, dans l’esprit des grands romanciers russes tels que Gogol et Dostoïevski.

Naissance d’un pont est un roman russe, écrit par une Française, sur la réalité irréelle étasunienne. Couronné de deux grands prix littéraires en 2010, le Prix Médicis et le Prix Franz Hessel, et ingénieusement traduit en anglais (Birth of a Bridge, Talonbooks, 2014) par l’écrivaine canadienne Jessica Moore, ce roman russe est un grand livre français d’une « farouche originalité », pour reprendre le mot de la traductrice.

Les grands thèmes de cette réalité sont la solitude, le vide, la fatigue, la misère et la dévastation psychologique et spirituelle. L’histoire du pont se déroule à Coca, ville imaginaire située dans une Californie « mythologique », selon certains critiques, mais banalement réelle pour ceux qui connaissent la vie américaine. C’est près de Coca, une ville en crise, qu’un consortium financier prend la décision de bâtir un pont gigantesque dont le symbolisme politique, publicitaire et démagogique obscurcit la moindre idée d’une utilité hypothétique, à l’instar du Renaissance Center de Detroit, catalyseur d’un renouveau imaginaire, mais vraiment un village Potemkine.

Pourquoi décrire, magistralement, puisant dans une imagination lexicale quasiment infinie, la construction d’un objet absurde, un objet qui définit l’existence d’un groupe des personnages : multiples vies et destins sans point commun sauf ce travail typiquement américain, ce travail pénible et épuisant qui est son propre but et justification ? On doit écrire : ce n’est que la littérature qui puisse rendre vivants et significatifs les mots tels que « néant », « dévastation » et « solitude », que les philosophes et autres intellectuels expliquent mal ou pas du tout.

Autour du pont qui ne mène nulle part, qui relie des fantasmagories plutôt que des espaces réels, la romancière rassemble une véritable galaxie d’âmes portant des noms évocateurs (Georges Diderot, Katherine Thoreau, Verlaine, Soren Cry, Summer Diamantis—« Miss Béton »), venues de partout, luttant pour survivre, chacune à sa manière, dans cet univers des âmes mortes. Universels et individualisés, intemporels et ancrés dans le quotidien, taillés dans le granit et furieusement vivants, les personnages du roman existent dans l’ombre de Diderot, l’ingénieur du pont, l’homme aux mille tours dont l’odyssée est sans retour : « Toujours dehors, concentré, empirique, incroyant : l’expérience intérieure elle n’est jamais dedans, mâchonne-t-il rieur quand ceux que sa trivialité déçoit le harcèlent pour plus d’intériorité et plus de profondeur, ce n’est pas un repli, c’est une déchirure, et j’aime que ça déchire » (pp. 18-19). Diderot a son antagoniste, Jacob, l’ethnologue écologiste, qui, en militant contre la construction du pont, rejette le titre de « savant triste » (p. 108). Malheureusement tout savant est triste dans un pays où le savoir ne compte plus.

Dans le roman de Gogol, paru en 1842, le protagoniste, Tchitchikov, un type minable, exemplifiant cette qualité indéfinissable que les Russes appellent pochlost (banalité mesquine), vend des âmes mortes (dans la Russie d’avant l’abolition du servage, en1861, le mot âme signifiait serf).  Il n’y a pas de Tchitchikov dans le roman de Maylis de Kerangal ; ou, plutôt, c’est le système qui est tchitchikovien. De quel système s’agit-il ? Dans une description, chargée de symbolisme, d’une promenade dans la forêt, un personnage cherchant des chutes d’eau, Maylis de Kerangal insère une figuration du lieu (sans « âme qui vive ») dont l’extrapolation définirait la totalité de son récit. Dans cette forêt, le parcours d’un personnage en amont d’une rivière près de la ville, vers la source, symbolise le désir naturel de trouver sa propre source, de se situer dans le monde en tant qu’âme vivante. Or il n’y a pas de source, pas de commencement dans un monde dépourvu de temporalité, et ce n’est que dans le temps que nous, en tant qu’êtres humains, retrouvons nos origines et définissons notre identité d’êtres pensants. Parlant de l’imaginaire américain, qui est très proche de la réalité, Maylis de Kerangal affirme, dans une interview récente : « L’idée du roman américain catalyse l’idée d’une prééminence de l’espace sur le temps, de la géographie sur l’histoire : la terre vierge de l’aventure. Un espace clivé, qui tient ensemble la nature primitive et la ville géante, l’horizon et la skyline, la prairie et la highway. » Il n’y a pas de vie dans ce système, ou s’il y en a, c’est une existence à la surface, une existence sans intériorité, sans profondeur, sans signification : en d’autres termes, tout ce qui reste de l’être humain et sa pure matérialité, illustrée par la frénésie momifiante de la vie urbaine, ce qui lui ôte le dernier vestige d’individualité.  Dans la complexité textuelle du discours de la romancière, où l’on décèle plusieurs niveaux narratifs, certaines locutions profondes, rappelant le cantus firmus d’une composition polyphonique, signalent cette disparition, ou absence totale, de la dimension temporelle. Par exemple, un personnage est saisi « par la conviction d’une précarité telle que plus rien n’a vraiment d’importance, comme si le futur n’était plus qu’une auréole incertaine, le trou de la cigarette dans la pellicule, désagrégeant le temps. » (pp. 258-59).  Dans une autre image spatiale, la romancière dessine un « mur du temps » (p. 252). On vit à peine, et en peine, dans se cosmos étouffant, l’âme crucifiée par l’espace dévorant, par un travail démesuré et sans répit ; on se demande si la chance « pourrait même me sourire à moi, un tout petit sourire qui rédimerait d’un coup toute cette fatigue qui s’appelle mon corps. » (p. 173).  Et pourtant, dans le monde désert que décrit Maylis de Kerangal, le lecteur détecte des lueurs de transcendance, qui ne s’annonce pas comme une épiphanie majestueuse, mais plus subtilement, en forme de rencontre.

© 2014, Zoran Minderovic



[Photo: Zoé Minderovic]

Chercheur, traducteur, relecteur (membre de l’Association canadienne des réviseurs) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe.


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