L’Aliénation par la nostalgie, par Boris Nonveiller
août 12

 

Le roman phare de George Orwell, 1984, a connu de nombreuses adaptations en cinéma, télévision, théâtre, et on a même eu droit à un opéra. Le film qui réussit le mieux à saisir l’esprit du livre, qui s’approprie et personnalise parfaitement l'histoire intemporelle d'Orwell, est sans doute Brazil (1985) de Terry Gilliam. Le titre de départ du film était d'ailleurs 1984½, mais à cause de la sortie de l'adaptation cinématographique 1984 l'année précédente, on a fini par opter pour un titre plus allégorique. Gilliam prétend qu'il n'a jamais lu le roman. Que ce soit vrai ou que ce soit une blague, le film présente des ressemblances frappantes. Plutôt que de se placer dans un futur proche, l'histoire se situe « quelque part au 19e siècle », c'est-à-dire soit dans un futur très proche, soit dans un présent alternatif, ce qui paraît plus vraisemblable. L'essentiel c'est que le film, comme le roman, présente une contre-utopie, non pas réaliste, mais idéologiquement possible et très probable à condition qu'une certaine tendance se maintienne (le communiste ou les régimes totalitaires pour 1984, l'obsession de la bureaucratie pour Brazil). Idéologiquement, parce que ces univers ne se réaliseront sans doute jamais, ils sont des exagérations d'une idée ou d'un système d'idées pour en montrer l'absurdité. Il s'agit d'un concept poussé à l'extrême. Ils ne sont qu'allégoriquement réalistes, et l'allégorie se transmet par le genre de la science-fiction.

Il serait faux de cadrer Brazil dans le genre du fantastique, comme plusieurs sont tentés de le faire; tout ce qu'il y a de la fantaisie vient des rêves de Sam pour contraster avec le réalisme froid et dur de son monde. On ne parle pas bien sûr ici d'un film réaliste, sauf que le récit est continuellement dans l'opposition réel/fantasme, et le réel, bien que loin de notre réalité, est très bien mis en opposition avec l'ambiance onirique de l'univers mental de Sam. Ce réel est différent du nôtre, comme si au cours de l'histoire quelque chose se serait passé autrement. Il présente pourtant énormément de ressemblances au nôtre, l'obsession de l'apparence physique, le terrorisme utilisé à des fins politiques, la propagande, etc. Tout est là, plus saturé, plus poussé, comme on l'a dit plus haut. On parle d'une autre réalité qui pourrait facilement être la nôtre, c'est la science-fiction qui nous permet de se distancier du récit et d'y créer des parallèles, mais essentiellement c'est notre réalité si... Le « si » n'est jamais concrètement expliqué, et il importe peu. Cette réalité vient du même passé que le nôtre, c'est évident. C'est notamment clair par le biais des références cinématographiques. Le monde de Brazil est obsédé par le passé, et c'est un passé de cinéma. Le film fourmille de références, mais ces références ne se contentent pas d'être des clins d’œil au spectateur ou un jeu ludique et pasticheur comme chez Tarantino et Edgar Wright. L'intertextualité de Brazil s'explique par le mode de fonctionnement de son monde.

D'une part, la propagande prend une grande place. De nombreuses affiches inspirées de l'esthétique soviétique des années 1920 et 1930 ornent les murs et les rues de la ville. Les bolcheviques l'avaient déjà compris, l'art et entre autres le cinéma peuvent être d'excellents moyens de manipulation des masses. C'est ainsi que tout dans le monde de Brazil renvoie à un cinéma d'une autre époque. Il n'y a qu'une seule chaîne de télévision, quand les employés procrastinent, ils regardent tous le même film en noir et blanc. La programmation de la radio fonctionne de façon similaire. Sam est en voiture et écoute la chanson thème du film quand celle-ci est interrompue par un bulletin de nouvelles. Sam change de chaîne et la même chanson reprend exactement là où elle avait été interrompue. Le caractère échappatoire de l'art est présenté avec évidence. Cette chanson qui donne son titre au film, est également représentative de sa thématique.        « Brazil » renvoie à une autre époque, à un passé révolu des premiers amours. Rappelons-nous les dernières paroles de la chanson : « There's one thing I'm certain of, return I will to old Brazil » L'espoir du retour qui entretient constamment la nostalgie d'un moment et d'un endroit idéaux, qui paraissent parfaits parce qu'ils sont tellement lointains dans le temps et l'espace. Ainsi nous paraît aussi le pays, chaud, exotique, confortable et si loin. Les artisans qui contrôlent le monde de Brazil se servent de cette nostalgie comme d'une diversion, d'un lavage de cerveau. C'est leur Big Brother.

Et comme de fait, la propagande marche. Même Harry Tuttle, le terroriste plombier qui lutte contre le système, hume la chanson titre. L'imaginaire des citoyens est infesté d'une aura de l'ancien temps. La musique jazz, les costumes, l’architecture, les affiches des stars des films muets et la technologie, futuriste mais de façon vintage avec ses tubes, ses téléphones à fils qu'il faut brancher avant de prendre un appel, ses écrans d'ordinateur avec des loupes géantes, ses robots surélevés sur des chenilles. L'imaginaire social est infesté de vieux films. Le nom du collègue de Sam, Harvey Lime, rappelle le Harry Lime que jouait Orson Welles dans The Third Man. On a également droit à des clins d’œil à Casablanca, Paths of Glory, et bien sur la reprise de la bataille d'Odessa du Cuirassé Potemkine, où le bébé dans le landau est remplacé par un aspirateur. C'est un jeu avec le spectateur, sans doute, pourtant, il n'est pas innocent que presque toutes ces références renvoient à des films datés. Sam, duquel on emprunte le point de vue, est, bien sûr, aussi victime de cette manipulation. Il croit s'échapper par ses rêves, alors que ces derniers ne font que confirmer son aliénation. C'est dans ses rêves et ses visions que les références se feront les plus fréquentes. L'esprit de Sam, comme celui de son homologue Orwellien, n'échappe pas au système. Brazil est alors non seulement une lettre d'amour au cinéma, c’est aussi une thèse sur son pouvoir de séduction et ses capacités à influencer l'inconscient par ses artifices et ses charmes.

© Boris Nonveiller, 2012


Photo: Vladan Nonveiller

Détenteur d'un baccalauréat spécialisé en philosophie et d'une mineure en littératures de langue française, Boris Nonveiller étudie présentement en cinéma. Lors de son parcours académique il a produit des critiques de films et une chronique sur le cinéma de genre dans les journaux étudiants Le Quartier Libre et Le Pied.


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