Impressions au pays de Thoreau
avril 12

Aliette Armel éprouve la nécessité de se rendre sur les lieux dans lesquels s’inscrivent ses romans aux titres évocateurs de pérégrinations plus ou moins lointaines – Le voyage de Bilqîs, Le Disparu de Salonique, Le Pianiste de Trieste, Pondichéry à l’aurore. Spécialiste de Marguerite Duras, elle a publié un essai intitulé « Marguerite Duras, les lieux de l’écrit » montrant l’importance des trois maisons où l’auteur de L’Amant a rédigé son œuvre – son appartement parisien, sa maison de campagne dans l’Ouest parisien et son appartement en bord de mer à Trouville.

En novembre 2011, Aliette Armel est venue chercher des éléments pour son prochain roman à Walden Pond, l’étang au bord duquel Thoreau avait construit, en 1845, une cabane à l’écart de Concord (Massachusetts) où vivaient ses amis Transcendantalistes.

 

Pourquoi les lieux revêtent-ils une si grande importance pour vous ?

J’ai toujours été très sensible à la résonance des lieux, aux récits qu’ils portent, aux forces qu’ils dégagent, aux peurs qui les hantent, à tout ce qui s’inscrit au fil du temps historique mais aussi géologique dans les paysages, à tout ce qu’une maison révèle sur ceux qui y ont vécu et qui y vivent encore. Je ne suis pas un écrivain de café ni d’hôtel. En voyage, je photographie, je prends des notes. J’écris dans un second temps, dans des lieux où je suis profondément ancrée (ma maison en Bretagne, mon appartement parisien). Mais j’ai besoin du voyage, d’éprouver – même brièvement – l’atmosphère sèche du désert, la violence de la lumière et de la chaleur qui y règnent pour pouvoir ensuite « en écrire », selon une expression de Marguerite Duras. Elle pouvait, elle, rendre la moiteur de l’air dans les plaines du Gange sans quitter sa maison de Neauphle-le-Château. Elle en avait été imprégnée pendant toute son enfance. Elle fuyait l’exotisme. Ce n’est bien sûr pas le pittoresque que je recherche. Mais j’ai besoin de ressentir, par exemple, le mélange de légèreté et de lourdeur du corps qui s’éprouve en marchant sous le soleil, dans les rues de la ville blanche à Pondichéry, entre ses murs gris ou jaunes sur lesquels s’épandent les branches de bougainvilliers piquetées de fleurs roses, environnée d’odeurs parfumées ou nauséabondes, les cheveux légèrement soulevés par le souffle venu de l’océan Indien. L’émotion qui se vit au présent me rend un peu différente. C’est elle que je cherche ensuite à exprimer, à transmettre, par un lent travail sur les mots. 

Vous avez éprouvé ce type d’émotions lors de votre voyage aux États-Unis? 

Dès New York – mon point d’atterrissage -  mon regard s’est retrouvé comme happé par les arbres aux couleurs d’automne dans la douce lumière de l’été indien. C’était à Central Park, dans une nature par certains côtés à l’opposé de ce que Thoreau, l’auteur de Walden, explorait dans les forêts du Maine. Au cœur de la ville, Central Park n’a rien de natif ni de sauvage. Il a été conçu par un architecte-paysagiste, Frederick Law Olmsted, créateur également du Parc du Mont-Royal à Montréal et de l’Arboretum de Boston où je me suis aussi longuement promenée. Tout y est réputé « artificiel », jusqu’aux plans d’eau, et pourtant la conjugaison des éléments naturels (la lumière, les plantes, l’eau) permet, en se laissant porter, d’éprouver des sensations et des émotions profondément liées à ce lieu là – la côte nord-est des États-Unis – à cette époque privilégiée de l’année – un été indien particulièrement radieux en 2011 – aux arbres qui y poussent - les érables revêtus de leurs couleurs d’automne. Les érables, explique l’encyclopédie, ont « une stratégie de croissance et de captation de la lumière typique des essences de trouée ». Ces « trouées » aspirent les rayons du soleil qui traversent les feuilles, accentuant le caractère rutilant de leur rouge ou éclatant de leur jaune. J’ai été totalement saisie par l’impression qui s’en dégage et qui pouvait déjà s’éprouver avant l’arrivée des Européens, lorsque les Indiens évoquaient le Grand Esprit – dans l’attitude que magnifie une statue érigée devant le MFA (Museum of Fine Arts) de Boston : c’est ce que Thoreau cherchait à retrouver en explorant les forêts du Maine ou les bois des environs de Concord. 

Qu’avez-vous donc ressenti à Walden Pond ? 

Le lieu recèle une vraie magie. Il est préservé en tant qu’espace de promenade, de baignade ou de canotage. Il continue à vivre, à la manière de notre époque, mais à l’écart de son culte de la marchandise : nulle baraque à frites, nulle boutique de souvenirs n’en polluent les abords. Sa forme est toute en courbes et en douceur. En faire le tour se révèle une marche reposante, par un chemin dégagé dont une bifurcation vers l’intérieur du bois conduit à l’emplacement de la cabane construite par Thoreau. De là, on peut entendre, comme Thoreau, le bruit du train allant vers Concord : la voie ferrée a été construite au moment où il s’installait dans cette forêt, à l’écart de la ville, mais néanmoins suffisamment proche de la civilisation pour pouvoir se rendre, quand il le souhaitait, chez ses parents et amis.

Il décrit pourtant dans Walden une expérience considérée comme hors du commun, une vie dans la nature, presque en autarcie, qui le transforme en philosophe de la Wilderness, la nature sauvage ?  

Walden est le récit d’une expérience profondément authentique, exprimant une révolte sans violence contre un mode de vie américain tendu vers l’efficacité, l’accumulation des biens et la conquête. Thoreau s’est mis à l’écart pour éprouver une vie en retrait, en harmonie avec la nature et ses rythmes, au plus proche de celle qu’il avait toujours souhaitée, dans une certaine forme de solitude et une grande simplicité, vouée à la marche, à l’émerveillement de l’observation des arbres et des plantes. Il en avait fixé au départ les limites temporelles : une période à la fois très courte et très longue de deux ans. Il avait construit lui-même sa petite cabane dont l’objet le plus important était le poêle, indispensable pour résister à la rigueur de l’hiver. Il a exploré la nature sauvage du Nouveau Monde, comme peut le faire un écrivain, dans un double décalage : il n’était pas un pionnier, un homme des bois avec sa force et sa rudesse, un chasseur capable de défendre sa vie contre les animaux dangereux et les humains menaçants ; à aucun moment, il n’oubliait sa perspective : celle d’un amoureux des mots d’une grande sensibilité dans sa relation à la nature, celle d’un moraliste très éloigné de la rigueur de la bourgeoisie protestante de Boston, celle de « l’American scholar » défini par son mentor Emerson, l’intellectuel qui allait apporter à l’Amérique encore naissante une vraie culture. Il n’est pas resté enfermé dans sa bibliothèque. Il a étudié à Harvard, mais soucieux de liberté en toute chose, il a fui les contraintes de l’essai et transcendé les formes existantes. Il a initié un nouveau genre littéraire, subjectif, souple, composite, celui du Nature Writing. Il inspire toujours la pensée de cinéastes, comme Terrence Malick, et de courants politiques, ceux de l’écologie et de la désobéissance civile. On le retrouve chez les Indignés, les militants d’Occupy Wall Street, chez ceux qui expérimentent les vertus d’un autre rythme de vie, plus contemplatif et respectueux d’un ordre naturel, permettant de trouver le chemin d’un véritable accomplissement de soi. 

Critique au Magazine Littéraire depuis 1984, Aliette Armel est aussi une spécialiste de Marguerite Duras. Depuis 2002, elle publie des romans qui partent de voyages et interrogent les processus de création (peinture, photographie, musique, théâtre) : Le Voyage de Bilqîs (Autrement, 2002), Le Disparu de Salonique (Le Passage, 2005), Le Pianiste de Trieste (Le Passage, 2008), Pondichéry à l'aurore (Le Passage, 2011). Elle dirige à Paris le secteur "Sciences et Société" du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche.

 


Propos recueillis par Annie Heminway, New York, novembre 2011

© Aliette Armel et Annie Heminway, 2012

Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis Bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est codirectrice littéraire, avec Ève Pariseau, pour le contenu français du Salon .ll. 
[Photo: Khireddine Mourad] 


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