Entretien avec Fatima Soualhia Manet réalisé par Annie Heminway
avril 14

Née en France, Fatima Soualhia-Manet est comédienne et metteur en scène. Elle travaille à Paris depuis 1984.
Elle est membre co-fondateur du collectif DRAO (5 créations depuis 2003).
Elle a réalisé les films vidéo Processus d'actrices et Traverses ou l'âge d'or de la Loco.
Elle prépare actuellement l’adaptation du livre photo de Jane Evelyn Atwood « Too much time » et la pièce « Quatre images de l’amour » de Lukas Bärfuss.

 

 

Pourquoi Duras? Pourquoi maintenant?

Parce que Duras est une grande intellectuelle à redécouvrir.
L’intérêt pour cette femme et sa pensée est que «Tout est en tout». Son regard sur le monde et les gens a une dimension politique hallucinante. Aujourd’hui, il nous semblait nécessaire de faire entendre des prises de paroles aussi tranchées, des prises de position aussi nettes. Les interviews ont été choisies par moi-même et Christophe Casamance. Les thèmes de la cuisine, de l’engagement politique, de l’alcoolisme, et de l’enfance sont traités dans le spectacle. Celui de l’écriture est traité de manière plus souterraine. C’est « la petite bonne femme » que nous voulions faire redécouvrir. Elle disait d’elle « qu’elle avait le crime dans le sang ». C’est une femme libre qui s’exprime. Sa parole est d’une actualité sidérante.
En France, nous n’avons plus cette qualité de réflexion sur le monde.
C’est une femme qui est d’une grande modernité. Elle est contemporaine de son monde. Elle nous touche par la férocité, l’acuité de sa pensée.

Interpréter un personnage à partir d'un texte laisse une certaine liberté, mais interpréter un personnage à partir de vidéos et de documents audio est beaucoup plus contraignant. Comment, avec Christophe Casamance, avez-vous géré cette contrainte ?

Non, cela n’est pas contraignant, car être les passeurs de cette pensée aussi puissante est assez jouissif, mais ça demande beaucoup d’exigence, car le travail ne cesse jamais.
Avec Christophe Casamance, nous avons écouté et décrypté les interviews qui nous intéressaient et nous avons construit un matériau texte qui a évolué, et qui continue d’évoluer.
Il y a une dramaturgie invisible que nous avons bâtie. Le propre de cette mise en scène est de faire apparaître Duras.
Mon travail a été de rentrer dans sa diction, dans sa respiration, dans son débit de paroles, dans son phrasé si spécial. Et évidemment, d’essayer de saisir le contenu de sa pensée. Paradoxalement, c’est un travail très physique. Mais je n’essaye pas de l’imiter. Je cherche les points de rencontre entre elle et moi.
Et aussi saisir ce corps, cette puissance et cette tranquillité qu’elle dégage.
J’ai beaucoup lu, beaucoup écouté et regardé des interviews et des documentaires, afin de m’imprégner de sa logique de pensée. Je reste toujours vigilante par rapport à ce travail, car le spectacle que nous avons jouons est une sorte de poème à reconstruire chaque soir.

Le spectacle est axé sur l'interview, cependant l'utilisation de différents décors (cuisine, plage, école…) dépasse la simple interview, pourquoi ? Est-ce une manière de mettre en scène, en mots et en images, des souvenirs de Duras ?

Dans notre mise en scène, l’intervieweur entre en quelque sorte dans la maison Duras. C’est un sol blanc entouré de sable noir. Sorte de métaphore de la page blanche.
Théâtralement, nous avions besoin d’une scénographie qui nous permette de raconter la planète Duras avec quelques accessoires. Ce sont des traces, de petits îlots sur ce grand tapis blanc entouré de sable noir, qui permettent de rentrer dans la maison Duras. La petite cuisine, la penderie où est suspendu l’uniforme MD, qui permet aussi à l’actrice de se changer; l’îlot avec les livres (lieu de l’intervieweur), la chaise orange, le cendrier orange, un petit pot de fleurs (des marguerites), le verre de whisky, le petit camion, ainsi que la bande son (des enfants qui jouent, le bruit de la mer) nous ont aidés, et aide le spectateur à rentrer dans l’intimité de Duras.

Les costumes. Les premiers (la jupe et le chemisier vert, puis la jupe et le pull marin) sont des tenues Duras. Cependant à la fin, la chemise et le pantalon noirs, font de Duras un personnage atemporel? Comment avez-vous choisi ces costumes?

Nous avons choisi nous-mêmes les costumes. En regardant les photos, les interviews, nous redécouvrions la Duras jeune. On voulait une image plus féminine au début : la jupe noire, un petit gilet, de petites bottines à talons et le chemisier vert (une sorte d’hommage au «Yeux verts»). Après avoir revêtu le deuxième costume, l’uniforme MD (la jupe noire et le sous-pull blanc), il était nécessaire de sortir de l’image Duras, car je ne tenais pas à «l’incarner».
À un moment, je la représente telle que tout le monde la connaît (je veux dire dans la conscience collective, c’est la Duras dans l’émission Apostrophes de Pivot). Et le troisième costume, une combinaison noire, est le moyen de revenir à moi tout en restant Duras. C’est une forme de distanciation. Je continue à restituer son phrasé et une autre vision de Duras apparaît.
Le miracle c’est qu’on continue à entendre et à voir Duras même dans ce troisième costume plus contemporain, où la thématique de l’alcool et de l’enfance sont traités.
Ça été un choix dramaturgique essentiel pour nous. D’où le titre « Marguerite et moi » mais qui pourrait s’appeler «Marguerite et nous». Donc Duras est bien atemporel. Elle continue à faire écho en chacun de nous.

Le public est très proche de vous, de par la mise en scène, de par la configuration de la salle. Joue-t-il un rôle? Si oui, lequel?

Le matériau textuel est issu de la radio ou de la télévision. Nous voulions recréer un rapport privilégié de la conversation.
La proximité du public est une manière de l’inviter à entrer dans la maison Duras. La mise en scène crée des gros plans...Et le spectateur est un témoin privilégié de cette pensée en mouvement. Il voit la pensée se construire à vue, en direct... Le choix de la proximité est important pour garder intacte cette qualité d’écoute et de regard. Duras, de par ses réflexions, est ainsi au plus près de chacun. Je crois que le spectacle réussit à questionner, à ébranler certaines certitudes de penser. Le spectateur permet à Duras de s’exprimer à voix haute.
Dans la deuxième partie du spectacle, Duras est en lien direct avec le spectateur. En quelle sorte le spectateur a pris la place de l’intervieweur.

La pièce est bâtie sur le jeu des questions-réponses. Quelle est votre question préférée?

Jacques Chancel lui demande: « Mais vous admettez qu’il y ait des gens qui pensent autrement que vous?»
Duras répond « Euh, non je ne l’admets pas. »
Sa franchise, sa radicalité, sa sincérité s’expriment totalement dans sa réponse.
Elle ne s’encombre pas de faux semblants.
Et c’est une réponse qui me fait beaucoup rire, de part sa spontanéité.

On passe très rapidement d'un sujet comique (les fous rires) à un autre terriblement sérieux (l’alcoolisme). La pièce fait rire, fait pleurer, fait réfléchir. À l’image de Duras?

Oui, Duras est quelqu’un de double. Elle passe de l’autorité absolue aux fous rires. « Elle s’amusait à être une statue » dit Piccoli. Mais c’est une femme pleine de vie, de roublardise, d’intensité, de contradictions. Elle était très drôle. Une forme d’humour anglais, je trouve.
Oui, Duras fait réfléchir. Ce n’est pas une hiératique, loin de là. Elle jouait de cette image, comme une actrice. Elle s’est créé un personnage. C’est une vraie passionnée passionnelle.
Raconter son alcoolisme était un choix important pour nous. Duras a une vraie réflexion sur l’alcool et Dieu...Et aussi, qu’une femme s’exprime avec une telle franchise sur son alcoolisme, c’est très rare.
Elle explore l’obscurité, les grottes intérieures de l’être. Elle est inattendue, déroutante. C’est une pensée silex qui se donne à voir et à entendre.
Nos voulions montrer toutes ces facettes de sa personnalité qui souvent méconnues du public. Il est impossible de la réduire à la pythie Duras.

Dans quelle mesure les propos de Duras sur l’Indochine ont-ils fait écho chez vous, l’Algérienne ou originaire d’Algérie – votre choix, selon la manière dont vous vous définissez ?

Je préfère Française d’origine algérienne... je n’ai jamais vécu en Algérie.
Ils ont fait écho de part l’histoire de mes parents, qui ont connu l’Algérie française...Et  je crois que ce sont les conditions de vie en Indochine qui m’ont beaucoup touchée. Son enfance, ses souvenirs avec le petit frère, les luttes de la mère, leur misère et le fait d’être pauvres parmi les Blancs.

Les critiques sont unanimes et dithyrambiques. Votre rêve est-il de faire relire Duras? De faire ressentir le rythme de la langue vietnamienne – langue-Mékong - qui imprègne ses écrits?

Notre ambition était de faire redécouvrir une femme qui est loin du mythe de la statue Duras. Et je crois que notre spectacle donne envie de se replonger dans sa littérature.
Les gens sont très étonnés de rencontrer une Duras aussi humaine et pleine de fraîcheur de vie. Cela leur donne envie de la relire. Une curiosité s’éveille en eux, et c’est une énorme joie pour nous d’avoir réussi ce pari. Car Duras a beaucoup de détracteurs...Quelques-uns se sont réconciliés avec Duras, après avoir vu la pièce.
Par rapport à la question de la langue vietnamienne, nous n’y avons pas pensé. Par contre, en ce qui concerne la grande pertinence de votre question, je me demande si cette langue-Mékong que vous nommez, n’est pas aussi inscrite dans son phrasé, dans son agencement des mots si particulier, dans cette espèce débit de la parole...ça me donne à réfléchir...

Et si Duras était là, dans la salle ce soir, jupe droite et col roulé, que penserait-elle en vous voyant, en vous entendant?

Elle serait heureuse d’entendre que sa réflexion sur les hommes et les femmes et le monde est toujours d’actualité. Et elle aurait bien encore des choses à dire, si elle était encore parmi nous! Elle nous manque, vraiment.
 

© 2014, Annie Heminway et Fatima Soualhia Manet.

Avec la collaboration de Mathilde Lauliac.
Les deux photos du spectacle par : Danica Bijeljac.
La photo-pub où Fatima saute : Yan Duffas.


Annie Heminway

Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis Bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est directrice littéraire pour le contenu français du Salon .ll.


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