Extraits: Consommation Inc.
Gisèle Kanata Eid
septembre 18

Consommation Inc. n’est pas un livre de croissance personnelle ni un recueil de recettes pour en finir avec la société de consommation. C’est encore moins un pamphlet pour trouver le bonheur… C’est un livre qui raconte les histoires des uns et des autres et du grand ogre, l’hyperconsommation, qui voulait les bouffer tout cru.

Extraits

Pourquoi s’intéresser à la consommation ?  Parce que c’est comme une grande maladie d’amour indélogeable qui nous engloutit et nous épuise.  

La consommation  ce n’est pas seulement acheter une robe ou un pantalon ou bien même acquérir des objets dont on n’a pas nécessairement besoin, c’est aussi tout ce qui précède et suit cet acte.  C’est le moule, le monde, la bulle dans laquelle nous évoluons. C’est un mode de vie, une finalité, une ambition, une occupation, une préoccupation. Ballottés par les images, les pubs, les marques, les promesses, les sollicitations, les propositions et cette illusion d’abondance festive, avec un seul but en tête : tirer satisfaction de nos acquisitions, nous allons dans tous les sens, inlassables, insatiables, comme condamnés au surplace, avec cette effarante impression de piétiner.

Dans cette spirale qui nous laisse insatisfaits, nous agissons et nous évoluons comme coupés de nos besoins véritables et de nos aspirations les plus profondes.

À se demander ce qui dirige nos pensées, nos gestes, nos désirs.  Des doctrines de vie ? Des visions d’un monde meilleur ? Des promesses de paradis ?  Qu’est-ce qui nous pousse à consommer avec cette frénésie des biens, des objets futiles,  jetables, des expériences, onéreuses et périssables, des services de plus en plus pointus et inutiles ? Est-ce ce sournois désir d’atteindre le bien-être tant convoité, érigé en but ultime ?  

...

Mû par le besoin pressant d’une plus grande productivité  ici, maintenant et tout de suite, le court terme semble être devenu notre seul horizon.  Les ambitions, l’avenir, la postérité semblent être trop problématiques, aléatoires, voire improbables.  Pris dans la frénésie de la consommation, nous détruisons la biosphère, le climat, les terres arables, nous vidons les océans, exploitons des hommes, asservissons des femmes, privons des enfants de leur enfance…  Acteurs de notre propre perdition, nous assistons (peut-être pas tout à fait impuissants) à la sauvagerie de l’être humain devenu désormais prédateur pour son prochain.  

 … Et bien entendu, personne ne se retrouvera acteur dans ce scénario… Nous sommes tous « victimes »  des méfaits de la mondialisation. Ce monstre qui, voulant faire de notre planète un village global, s’est arrangé à détruire tous les villages locaux.

 …  Ce qui m’interpelle, c’est ce mal-être généralisé, cette incapacité de milliards d’individus à faire face désormais à la lame de fond qui nous submerge, cet engouement irraisonné pour tant de choses que nous payons au prix fort d’argent, de sacrifices, d’énergie.  Comme m’inquiètent les situations inhumaines que nous perpétuons pour satisfaire des besoins tellement futiles, qu’on jette, qu’on recycle avec une insouciance inquiétante. M’inquiètent ce déni, ces yeux fermés pour tout le mal que nous faisons à la Terre qui nous porte.  Nous faisons fi de tout ce qui nous importe au fond de nous, pour travailler plus et encore plus, pour gagner plus et encore plus, dans le seul but de consommer plus et encore plus.

***

C’est ce regard inquiet, troublé, que j’ai posé dans les chroniques de Consommation Inc.  (Elles) se présentent comme autant de fenêtres qu’on ouvre sur des histoires peut-être banales mais lourdes de sens.  Avec humour, tendresse ou cynisme, elles nous invitent à réfléchir au malaise de nos sociétés dites d’abondance.  Elles effleurent ces détails qui font notre quotidien, que nous perpétuons inconsciemment, emportés que nous sommes par la vague consumériste.  Toujours à la recherche de ce bonheur matériel qui justifie tout, nous alimentons, sans le savoir, un ogre qui a pour nom l’hyperconsommation, mais qui, paradoxalement, nous dépossède de nous-mêmes.

Cet ouvrage est construit à partir de ces chroniques hébergés dans un blogue del’Agenda culturel (www.agendaculturel.com), regroupés autour du concept de la consommation, de ses manifestations, de ses tentacules et de ses périls. Ces billets, hebdomadaires, ont été écrits en fonction de l’actualité et non pour cet essai, qui s’est imposé plusieurs mois plus tard… Son but est de réaliser et de comprendre pourquoi nous, consommateurs, sommes tombés dans le piège de l’hyperconsommation.  Qu’est-ce qui fait que nous avons cette pulsion, cette rage de consommer malgré toutes les dérives auxquelles nous mène la consommation à outrance, malgré la déshumanisation du monde que cette société de l’excès alimente ?  Qu’est-ce que nous continuons de chercher dans ce comportement résolument pathologique à la limite du morbide ?

Quelques chroniques

La crétinisation orchestrée

La première fois, j’ai pensé que j’étais trop gourde. Je tournais en rond en me

demandant comment j’ai pu m’engouffrer dans cette jungle marchande sans penser regarder une quelconque indication.  Habituée aux voyages et à leurs « gates » sécurisants, je cherchais ma porte d’embarquement désespérément, retournais sur mes pas, m’assurais de la bonne direction…

Aujourd’hui je sais.  Avant le vol planifié, confirmé, numérisé, y a une autre sorte de vol qui le précède, celui de vos derniers sous… Au cas où il vous en reste.  Pour atteindre son avion, il faut passer désormais et obligatoirement par les halls de la tentation. Brillants, lustrés, aérés n’exposant que quelques pièces, vous laissant désirer tous les autres.  Un marketing agressif, tout en douceur, qui nous appâte pour mieux nous plumer et quels que soient nos talents pour prendre des selfies ou s’offrir ce qui nous tente.

Dans un monde crétinisé par quelques multinationales gargantuesques, la consommation orchestre une égalisation des peuples, ethnies et tutti quanti.  Mêmes produits, mêmes gadgets, mêmes inutilités inondent les marchés, les zones franches, les souks traditionnels, les échoppes touristiques, les boutiques perdues…  à moins de grimper sur les icebergs de l’Alaska ou de plonger dans la brousse africaine profonde et noire…

Sous prétexte de nous offrir du bonheur, les marques  font leur cinéma pour nous asservir à leur cause, pour nous déguiser en ces clowns que la Halloween nous invite à glorifier.  

À ce propos, c’est à se demander bien pourquoi cette autre messe de la consommation, plus qu’inutile, est célébrée à la même période que la Thanksgiving ?  

Probablement qu’en ces temps de surconsommation débridée, il est bon de faire oublier à ces dindons de la farce que nous sommes tous devenus,  le sens de cette fête. À savoir celui de la gratitude, de l’action de grâce, la pause après les vendanges et les récoltes, et le cortège d’émotions qu’elle charrie.   Occasion pour remercier pour tous les dons de la vie et surtout pour ceux qui ne se vendent, ni ne s’achètent, ni se consomment, ni se consument : l’amour, l’amitié, la santé, les enfants, les parents, le plaisir de voir l’horizon rougir, de croquer une pomme, de crisser de contentement d’entendre ses pas sur les feuilles d’automne et la joie de partager tous ces bonheurs qu’aucun algorithme consumériste ne peut évaluer.  

Appelez moi Hubert

Dans une autre vie, je m’appelais Hubert.

J’avais une vie agréable : une famille aimante  et un travail satisfaisant.  Bien sûr je n’étais pas riche.  Ni moi ni les copains d’ailleurs. Nous étions une bande de gars très unis et surtout joyeux.  Nous aimions nous retrouver souvent pour partager nos bonnes anecdotes.  Et il y en avait, dans notre profession ! Nous faisions même des concours pour désigner l’histoire (vraie) la plus incroyable.  Le vieux monsieur au bras d’une blonde affriolante qui nous fait attendre une demie heure à la porte d’un hôtel et qui en sort tout émoustillé; la culotte de la petite oubliée sur la banquette arrière un soir de décembre suffisamment frileuse pour se fondre littéralement sur son ami imberbe et engourdi…  Nous racontions les chamailles impudiques des couples, les supplications téléphoniques post rupture… On se marrait.

Notre travail était notre gagne-pain.  Notre spécialité. Notre fierté. Nous trimions fort pour avoir une licence de pratique et une fois en poche, nous pensions posséder le monde. Nous payions nos cotisations, nos assurances. Nos engins étaient en règle. Nos antécédents judiciaires étudiés à la loupe. Nous pensions être dans la légalité, exclusifs, indélogeables.  

Puis un vent mauvais venant de la Californie s’est abattu sur notre profession.

Nous avons du « compétitionner »  avec des levées de fond auprès de Facebook, de Google, de Goldman Sachs…  Des grands noms : Nokia, Microsoft, se sont mêlés pour soutenir une multinationale estimée, en quatre ans, à 65 milliards de dollars et active dans 376 villes du monde.

Bien sûr dans cette société, le service est moderne : on peut nous appeler de n’importe où via une application mobile.  Oui, les clients peuvent nous géolocaliser et savoir à la seconde près où nous sommes en chemin. Ils payent moins leur course et leur paiement est automatisé par une carte bancaire.  Nous leur offrons même l’internet 4G gratuit. Nous sommes disponibles partout, toujours en tout temps et nos services à la carte, variables et diversifiés.

Ah, oui, il faut s’adapter aux nouvelles technologies, à l’innovation et à la concurrence sur le marché du travail ! Nous sommes maintenant « partenaires ». Et même si nous ne sommes pas syndiqués et que nous ne payons pas de taxes… D’ailleurs nous ne sommes pas les seuls.  Notre entreprise est soupçonnée d’un montage financier complexe qui lui permet de ne pas payer ses impôts dans les pays où elle opère… Tout comme Apple, Google, Amazon ou Yahoo…

Bien sûr pour aller avec les plus forts,  j’ai laissé tomber les copains qui sont profondément lésés par cette concurrence déloyale.  Il a bien raison Michel Onfray. Oui, je ne m’y connais pas en philosophie, mais c’est vrai : « Notre civilisation est morte.  Qui aujourd’hui est capable de mourir pour ses valeurs ? »

Certainement pas moi : un petit chauffeur de taxi !

Sauf que… Depuis que je m’appelle Uber, je ne suis plus heureux.

La méritocratie

Waw ! J’adore ce mot.

Plus on a de diplômes, d’expérience, de qualités, de vertus, plus on aurait le privilège de réussir, de « mériter »  un poste, une promotion, d’être cadre, d’être nommé PDG.  De monter en grade dans la hiérarchie, le pouvoir, la fortune…

C’est génial.  Alors moi je me suis mise au travail. Mon cousin et mon voisin aussi… Vous aussi, sans doute.  Pourtant, quelques décennies plus tard, nous sommes tous encore à nous demander comment Apple a fait en un seul trimestre (2015) 13,6 milliards de bénéfice.  C’est vrai que l’entreprise à la pomme a vendu pour la même période 61,2 millions de téléphones iPhone 6 et iPhone 6 Plus (et nous y sommes pour beaucoup, avouons-le), mais quand même !  Bien sûr Steve Jobs a fait de la bonne « job », mais quand même !  Nous trimons une vie entière pour se déculpabiliser d’un petit luxe ou d’un caprice qu’on voudrait s’offrir…   À se demander si nos talents ne sont pas pourris.

Et puis, quelqu’un peut-il me dire quoi faire avec 14 milliards de gain en trois mois ? S’offrir l’Islande ou Haïti ?  Acheter Xerox ou Motorola ?  Et puis après ???  

Je me demande comment ils font pour gérer une capitalisation de 932 milliards de dollars américains.  Microsoft avec ses 468 milliards, suivi de près par Google avec 462 milliards doivent avoir le même cauchemar…  Imaginez tout cet argent à placer ! Rien que de penser que nous allons gagner à la loterie et nous voilà à culbuter sur  la liste de nos envies !!!

Bien sûr, il y a des actionnaires, des dividendes, des titres.  Tous ces grands mots que nous ne comprenons pas très bien, moi, mon cousin et mon voisin.  Bien sûr le magot est redistribué… Il doit avoir tout faux Thomas Piketti avec son bestseller « Le Capital au 21ème siècle ».  À se demander comment il a fait pour être traduit en 38 langues.  Cela devait être un miracle de la Pentecôte pour sûr.  D’après cet économiste français, légendaire pour son graphique sur les inégalités sociales, celles-ci se creuseraient effroyablement.  Surtout dans les pays où les mots spéculation, valeurs boursières, marchés financiers et pétroliers reviennent tous les soirs au bulletin télévisé…  Seraient en cause les royalties, la plus-value, les bénéfices, les intérêts, le patrimoine, les stocks… ce qu’il appelle les « revenus du capital ».   

Alors là.  Stop. Je comprends tout.  C’est-à-dire que plus on a de l’argent, plus il génère de la richesse ?  Mais qu’advient-il alors des bûcheurs méritants ?  Piketti me répond : « La marche en avant vers la rationalité technicienne (qui) conduirait mécaniquement au triomphe du capital humain sur le capital financier et immobilier, des cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence sur la filiation » n’est qu’une « croyance optimiste »,  une  « illusion ».

Depuis, moi, mon cousin et mon voisin ne faisons que médire sur la plus grosse ânerie du dictionnaire : le mot méritocratie.  

© 2018, Gisèle Kanata Eid

Libano-canadienne, Gisèle Kayata Eid partage sa vie entre Beyrouth et Montréal. Journaliste, chargée de cours, correspondante au Canada pour le groupe Magazine, elle anime chaque semaine un blog intitulé Consommation Inc. (www.agendaculturel.com). Elle est l’auteur de Accommodante Montréal, Cris..se de femmes, Kibarouna Dialogues avec nos aînés, Là où le temps commence et ne finit pas et Consommation Inc. (Fides, 2018).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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