Le génie de la langue I: Sur une terrasse près de chez vous, par Marie-Andrée Lamontagne
Une chronique qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, toutes nées de l’étonnement devant les ressources de la langue.
Dans l’univers baroque de l’érudition montaniste, on observe, dans le chaos savant des interprétations, gloses et commentaires, la logique incertaine (car toute logique est incertaine) qui se traduit par l’idée—politiquement correcte pour nous, mais profondément absurde au XVIe siècle—du progrès épistémologique. Selon cette conception quelque peu orwellienne du monde (« géocentrisme non, héliocentrisme oui ! »), la science, à l’instar d’un papillon de nuit, cherche la lumière dans sa montée vers une correcte perception du monde.
Le monde clos des Anciens, source de la philosophie et de la poésie grecques, représente non seulement un point de vue périmé, voire réactionnaire, mais une pierre d’achoppement pour le progrès de l’humanité. Il est difficile d’imaginer Montaigne comme un militant anticopernicien. Nous savons bien que son existence littéraire était le plus loin possible d’une attente beckettienne de la publication, aux Presses Universitaires de France, finalement, en 1962, de la traduction, de l’anglais en français, Du monde clos à l’univers infini, d’Alexandre Koyré, historien des sciences français d’origine juive russe. Est-ce une coïncidence que l’ouvrage de Koyré, rédigé, en anglais, pour The Johns Hopkins University Press, fût traduit en français par Raïssa Tarr ? Juive née en Russie, comme Koyré, poète, traductrice et avocate, Raïssa Tarr fut une figure lumineuse de la littérature russe en exil. Koyréen avant la lettre, Montaigne effectua son propre salto mortale de sa « librairie » close à l’univers infini de ses Essais, où il glorifie les principes de la science progressive :
Le monde n’est qu’une perpétuelle balançoire ; toutes choses s’y balancent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte—par un mouvement général, et par leur mouvement propre. La constance elle-même n’est en fait qu’un mouvement plus languissant. Je ne puis être sûr de mon objet d’étude : il avance en vacillant, en chancelant, comme sous l’effet d’une ivresse naturelle.
(Livre III, chapitre 2, Sur le repentir.)
Si Montaigne avait mené ce raisonnement à sa conclusion logique, il aurait anticipé les profondes découvertes scientifiques de Friedrich Engels dans sa Dialectique dans la nature. Naturellement, si Montaigne avait choisi la voie progressive, son travail littéraire aurait culminé en un « livre de sable » borgésien, ce livre infini dont les pages élusives cachent les splendeurs de la modernité triomphante. Hélas, effrayé, sans doute, par le silence des espaces pascaliens, Montaigne, dans un moment de grande faiblesse, succombe au chant mortifère des sirènes venues du monde clos ; en d’autres termes, il sacrifie l’univers à son rêve égoïste de créer un livre qui soit consubstantiel à son auteur :
Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait. C’est un livre consubstantiel à son auteur : il ne s’occupe que de moi, il fait partie de ma vie ; il n’a pas d’autre objectif ni de but extérieur à lui-même comme tous les autres livres.
(Livre II, chapitre 18, Du démenti.)
Faut-il souligner le terme théologique, consubstantiel, dans cette dernière trahison de Montaigne ?
© 2017, Zoran Minderovic
Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.
Une chronique qui pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, toutes nées de l’étonnement devant les ressources de la langue.
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