Treizième lettre d’Israël, par Chantal Ringuet
février 14

Née à Vilnius en 1976, Sivan Beskin a émigré en Israël en 1990. Après avoir terminé une formation universitaire en économie, elle est devenue poète et traductrice. Elle a publié deux recueils de poèmes, A Vocal Piece for a Jew, a Fish and a Choir (2006) et Jonah’s Journey (2011). On lui doit également de nombreuses traductions littéraires du russe vers l’hébreu, dont les textes poétiques de la grande écrivaine Marina Tsvétaïéva et l’ouvrage Sculpting in Time du cinéaste Andrei Tarkovsky. Beskin vit à Tel-Aviv et elle collabore régulièrement à la revue littéraire Ho!, fondée en 2004 par le poète et traducteur israélien Dory Manor.

CR. Vous êtes née à Vilnius et vous avez émigré en Israël à l’âge de quatorze ans. Aujourd’hui, vous écrivez en hébreu et vous traduisez des textes littéraires du russe vers l’hébreu. Comment qualifier le rapport que vous entretenez avec ces deux langues?

SV. C’est une situation assez complexe depuis le début. Ma langue maternelle est le russe et ma deuxième langue est le lituanien; or, à Vilnius, le russe était une langue minoritaire. Par contre, écrire dans plusieurs langues était pour moi la chose la plus facile, parce que j’ai toujours vécu dans un contexte multilingue. J’ai commencé à apprendre l’hébreu au secondaire, mais j’ai commencé à écrire en hébreu à l’âge de vingt-trois ans. Aujourd’hui, je parle le russe seulement avec mes parents. Avec ma sœur, nous parlons l’hébreu. Et je lis des histoires en russe à ma fille, qui est âgée de deux ans.

CR. Quels sont les grands thèmes de votre écriture?

SV. La musique et les musiciens sont très importants dans mon écriture. J’écris à propos de différents genres et styles musicaux : classique, alternatif, rock, etc. Dans mon premier recueil de poèmes, les différents chapitres sont associés à des styles musicaux : le rock’n’roll, le blues, le concerti, le folk, la musique de chambre et la musique de cabaret. Dans mon deuxième ouvrage, la musique est davantage intégrée au texte.

Mon intérêt pour la musique m’a amenée à collaborer avec le compositeur et créateur de musique pour le théâtre Matti Kovler (lui aussi un Israélien d’origine russe), qui s’est taillé une excellente réputation sur la scène internationale. Nous nous sommes rencontrés il y a six ans; il cherchait alors quelqu’un pour écrire le texte de son prochain spectacle. Il s’est inspiré d’une partie de mon second livre et d’un autre texte, tout en intégrant certaines variations. C’était une collaboration très intéressante. Le spectacle a été présenté en hébreu à Jérusalem et en anglais à Boston.

Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de l’art, en particulier à la Renaissance et à la Rome antique. L’histoire contemporaine m’interpelle également. À partir de sujets à caractère historique, j’écris des histoires réalistes.


Sivan Beskin, "Le voyage de Jonas", 2011.
[Image: fresque anonyme, Padoue, Italie.]

CR. Vous êtes une traductrice reconnue du russe vers l’hébreu; vous êtes interviewée notamment dans le beau film Traduire de Nurith Aviv (2011). Comment la traduction a-t-elle influencé votre écriture?

SV. J’ai commencé à écrire avant de traduire. En réalité, j’écris depuis que je suis très jeune. Mais il est vrai que la traduction exerce une influence très importante sur mon écriture. Il y a quelques années, mon écriture s’inspirait, à certains égards, de la littérature russe. Mais les deux langues sont très différentes : ainsi, la traduction du russe vers l’hébreu pose parfois des difficultés, entre autres sur le plan phonétique. Cela fait à la fois la complexité et la richesse de la traduction.

J’ai traduit certains textes de Marina Tsvétaïéva, une écrivaine que j’admire beaucoup depuis que je l’ai découverte, à l’âge de douze ans. Être sa traductrice vers l’hébreu (je ne suis pas la seule, mais je préfère tout de même les traductions de sa poésie que j’ai réalisées à celles de plusieurs autres) relève chez moi d’un désir ardent de la faire connaître aux lecteurs hébraïques. En même temps, cela représente une énorme responsabilité que de lui prêter une voix hébraïque. Cela exige, en quelque sorte, de jouer sa musique avec précision dans une autre langue. Cette tâche est difficile, car Marina utilise des vers, des rythmes et des assonances complexes; elle privilégie les dactyles, qui sont pratiquement inexistants en hébreu, en raison de la concision de la langue (qui ne permet pas de traduire des vers trop complexes et sophistiqués en terme de rimes). Je préfère de loin traduire des vers qui reprennent un modèle de vers et de rythmes similaires à l’original, alors j’ai dû chercher toutes sortes de solutions un peu folles pour respecter la complexité des textes de Marina. Car les textes doivent avoir les mêmes sonorités et les intonations parfaites de l’original, sans présenter aucun signe d’effort qui pourrait faire écran à la singularité d’une vraie émotion. Je m’amuse aussi avec ce genre de défis dans mon propre travail d’écriture.

Avec la traduction, j’ai appris à devenir une autre personne – un autre écrivain, en quelque sorte. La traduction m’a un peu transformée. Son influence s’est surtout reflétée dans la forme de mes textes. Comme l’hébreu se « nourrit » des autres langues depuis le début de son histoire tout en enrichissant certaines d’entre elles, mon style littéraire a été influencé par la traduction.

CR. Vos propres textes ont-ils été traduits vers d’autres langues?

SV.  Oui. Quelques-uns de mes textes ont été traduits vers le yiddish pour la revue Gilgulim, basée à Paris. Certains de mes poèmes ont été traduits vers l’anglais et d’autres vers le français (par contre, je dois avouer que je n’aime pas la traduction française). Une suite de mes poèmes sera publiée prochainement vers l’ukrainien.

CR. Comment qualifiez-vous votre héritage? S’agit-il d’un héritage de la diaspora juive, d’un héritage russe ou plutôt européen?

SB. C’est principalement un héritage européen. L’histoire de l’art en Italie, par exemple, est très importante dans mon travail.  J’entretiens aussi une certaine relation avec le yiddish, mais elle est distancée.

CR. Avec Moshe Sakal, Matan Hermoni et quelques autres, vous collaborez à la revue littéraire Ho!, dont le titre évoque l’étonnement dans toutes les langues. Quel est le rôle de cette revue en Israël?

SB. C’était la première revue littéraire fondée en Israël depuis très longtemps. Le premier numéro a été publié à la fin de l’année 2004. Auparavant, les années 1990 ont représenté un véritable désert sur le plan des revues littéraires en Israël. L’objectif de la revue Ho! était d’ouvrir la société israélienne à une vision plus vaste et cosmopolite de la littérature. Avant, la littérature était surtout une forme de journalisme. Tout était centré sur ce qui se passe « ici »  et « maintenant ». Tout ce qui se provenait de l’extérieur de la culture israélienne était « rejeté ». C’était la même chose pour la musique rock; je le mentionne, car certains musiciens rock sont aussi associés à la revue. Les deux principaux fondateurs de la revue – dont Dory Manor, le rédacteur en chef – ont vécu pendant un certain temps en France. Ainsi, dès le départ, la revue a entretenu une certaine relation avec la France. Cela se reflète dans les thèmes des numéros, dont l’un a été consacré à l’Oulipo et un autre au roman policier français, par exemple. De plus, la revue accorde une place importante à la traduction, entre autres celle des auteurs français vers l’hébreu.

Récemment, nous (les collaborateurs de la revue Ho!) avons découvert un groupe de très jeunes auteurs âgés entre 17 et 22 ans qui font partie de la nouvelle vague d’écriture contemporaine en Israël. Les styles qu’ils privilégient sont très différents de ceux de leurs prédécesseurs, qu’il s’agisse des jeunes poètes et ou des plus mûrs, ceux qui appartiennent aux dernières décennies. Ils utilisent toutes sortes de formes poétiques et leur écriture est enracinée dans la littérature mondiale. Leur plume est sophistiquée et ils débordent de talent. Nous avons l’impression que nous premières années à la revue les a influencés, en les sensibilisant à l’idée d’un pluralisme des formes poétiques. Il semble que nous avons vraiment ouvert une nouvelle voie au futur de la poésie israélienne.

CR. Comment qualifiez-vous la littérature israélienne d’aujourd’hui?

SB. I can’t track it. Les jeunes auteurs sont plus ouverts sur le monde que leurs prédécesseurs. Par exemple, le magazine Ho! manifeste un grand intérêt pour l’éducation cosmopolite. La sélection des auteurs se fait selon des critères plus raffinés que cela était le cas auparavant.

Mais il est difficile, ici, de parler d’héritage. Il y a une ou deux décennies, personne ne voulait rien savoir, en Israël, de toute forme d’héritage, quel qu’il soit. Au point où c’était une honte d’avoir des origines autres qu’israéliennes, c’est-à-dire d’être  cosmopolite. Les Russes, les Moyen-Orientaux, les Arabes, les Juifs de langue yiddish, et même les Français étaient perçus de manière négative. La littérature était essentiellement centrée sur la culture et la langue nationales. Puis, les États-Unis ont cessé d’incarner la principale référence. De nos jours, les références dont diversifiées.

CR. Je reviens à la question des langues. Quel défi cela a-t-il représenté pour vous de passer d’une langue à une autre ?

SB. As they say, there’s an « inability to succede » if you don’t sing in Hebrew. Aujourd’hui, l’on assiste à une plus grande ouverture sur les sciences sociales et économiques, et cela est dû à l’ouverture aux autres langues. Il y a dix ans, en Israël, il y avait une atmosphère très right wing, par exemple sur le plan de l’écologie. Les différents domaines étaient très séparés les uns des autres; en réalité, ils étaient cloisonnés. Puis, les choses ont changé progressivement. L’ouverture à l’autre a eu certains impacts dans notre société. Il y a de plus en plus de manifestations, car nous sommes confrontés à de nouveaux enjeux sociaux et économiques qui affectent la vie des citoyens, tels l’augmentation du coût de la vie en Israël. Par exemple, il est de plus en plus difficile de se loger et d’avoir accès à des garderies de qualité à prix raisonnable. En tant qu’écrivain, mère de famille et économiste, ce sont des questions qui me préoccupent beaucoup. Mon écriture en porte le reflet

Photo: Iris Nesher 

© Chantal Ringuet 2013.

Docteure en études littéraires et traductrice, Chantal Ringuet déitent un postdoctorat en études juives canadiennes de l'Université d'Ottawa. Elle a publié un essai intitulé À la découverte du Montréal yiddish (Fides, 2011) et un recueil de poème, Le sang des ruines (Écrits des hautes terres, 2010), qui a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier 2009. À l'occasion d'un séjour de quelques moios à Jérusalem, elle écrit pour Salon .ll. quelques Lettres d'Israël abordant l'actualité littéraire et culturelle de ce pays.

 

 

 

 


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