Décès de RBG : dévotion et vocation face à un avenir incertain
Eric Deguire
septembre 20

Survenu le 18 septembre dernier, le décès de la juge à la Cour suprême des États-Unis, Ruth Bader Ginsburg, nous offre la chance de réfléchir à nouveau au sens de son parcours et de son combat. Après avoir mené une vie remplie de succès et de résistances, celle qui a reçu, dans les dernières années, le surnom de Notorious RBG nous offre la chance d’explorer l’histoire américaine des dernières décennies et surtout de tirer des conclusions sur notre présent. 

Ayant vu le jour le 15 mars 1933, à Brooklyn, Joan Ruth Bader a évolué dans un  monde fortement ancré dans le pouvoir masculin, mais désireux de changer. Elle a été parmi les neuf femmes sur 500 étudiants à faire partie de sa cohorte à la faculté de droit de Harvard en 1956. Elle s’est jointe à la Harvard Law Review en 1957, ce qu’on réserve uniquement aux meilleurs étudiants. Elle a ensuite poursuivi ses études à l’université Columbia où elle s’est retrouvée au premier rang de son groupe. 

RBG s’est butée au plafond de verre masculin à quelques reprises avant d’en fracasser des parties significatives. Elle s’est vu refuser des opportunités d’emploi dans de nombreux cabinets newyorkais ainsi qu’un poste comme assistante de justice à la Cour suprême au courant des années 1950. À l’époque, on ne se gênait pas d’évoquer le fait qu’elle était une femme comme motif de refus. 

En 1963, Ginsburg a rejoint la faculté de droit de l’université Rutgers comme professeure. Quand elle a appris que les femmes faisant partie du corps enseignant gagnaient des salaires en-deçà de leurs collègues masculins, elle a participé à une lutte victorieuse. Cela a mené à de nombreuses années de combat au nom de l’égalité des sexes alors qu’elle commence à œuvrer au sein de l’Union américaine pour les libertés civiles, bien connue par son sigle anglophone ACLU. Dans le cadre de son travail comme avocate et militante, Ginsburg a affirmé que les hommes et les femmes pourraient « créer de nouvelles traditions par leurs actions, si les barrières artificielles sont supprimées et si des opportunités leur sont offertes. » [traduction libre]

Les premières années de travail de Ginsburg ont coïncidé avec une époque particulièrement progressiste à la Cour suprême américaine. La culture américaine fait référence à l’époque de la Warren Court (1953-1969) comme étant une période historique en soi. Au courant de cette période, le juge en chef Earl Warren et ses collègues rendront de nombreux jugements progressistes qui permettront la déségrégation des écoles, l’adoption du principe d’« une personne, un vote », la création de balises sur la prière dans les écoles et l’instauration des droits Miranda. La Warren Court a aussi permis des avancées quant à la liberté d’expression et la protection de la vie privée.

Le legs de cette époque progressiste a permis le jugement de Roe v. Wade en 1973 qui a affirmé, en tant que droit, la liberté de choix d’une femme enceinte quant à l’avortement.

Les années 1960 ont été caractérisées par le combat pour les droits civiques des Noirs américains et la seconde vague féministe. Les jugements favorables de la Cour suprême des États-Unis et les gains obtenus par Ruth Bader Ginsburg à la même époque ont fait partie d’un mouvement de modernisation. Les grandes avancées de cette période engendreront le contrecoup conservateur de la prochaine génération.

De 1969 à 1993, la présidence américaine sera occupée uniquement par des républicains à l’exception de Jimmy Carter (1977-1981). Cela permettra la nomination de plusieurs juges conservateurs qui vont chercher à remettre en question les acquis progressistes des années passées.

Ruth Bader Ginsburg est nommée à la cour d’appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia par le président Carter en 1980. Elle va y œuvrer jusqu’en 1993, alors que Bill Clinton fait d’elle son choix pour la Cour suprême. C’est d’ailleurs Hillary Clinton qui va recommander la juge Ginsburg à son mari. Sa nomination sera entérinée par le Sénat par un vote de 96 contre 3.

RBG deviendra membre d’une Cour suprême qui penche de plus en plus vers la droite. Alors qu’elle aurait peut-être cru participer à de nombreuses décisions majoritaires faisant ainsi avancer la cause des droits civiques et celle des femmes, elle s’est souvent retrouvée dans la minorité. Elle a donc participé à de nombreuses dissensions cherchant à protéger les acquis du passé et les idéaux progressistes aux sujets de la protection du droit de vote, de l’équité salariale ainsi que de l’accès aux contraceptifs. Sans mentionner sa dissension en 2000 dans le cadre de Bush v. Gore, un jugement qui a annulé la décision de la Cour suprême de la Floride, mettant ainsi fin au processus de recomptage des bulletins de vote dans l’État. Cela a rendu officielle la victoire présidentielle de George W. Bush.

« Si les autres membres de cette cour étaient aussi conscients qu'ils le sont généralement de notre système de double souveraineté, ils confirmeraient le jugement de la Cour suprême de la Floride », [traduction libre] a affirmé la juge Ginsburg dans le cadre de sa dissension.

L’un de ses jugements majoritaires et progressistes les plus connus est sans doute celui qui a finalement autorisé l’admission des femmes à l’Institut militaire de Virginie en 1996.

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La Cour suprême sera appelée à trancher sur les grands enjeux américains des prochaines années et des prochaines générations tels que l’accès aux soins de santé, l’accès à l’avortement, les droits de la communauté LGBTQ, le financement électoral ainsi que l’accès aux armes à feu. C’est ainsi que le décès de la juge Ginsburg arrive à un moment où les forces conservatrices et progressistes sont toutes les deux de plus en plus fortes et puissantes dans l’ensemble de la société américaine. Les confrontations de valeurs sont donc de plus en plus féroces dans le cadre d’une lutte entre un groupe qui souhaite la suite des modernisations et des changements sociaux et un autre qui souhaite la restauration et le maintien de certains acquis. Ces groupes chercheront par tous les moyens de maintenir une influence via la Cour suprême et pourraient penser, dans les années à venir, à adopter des réformes telles qu’augmenter le nombre de juges ou imposer des limites à la durée de leurs mandats.

Malgré l’énorme poids de leurs décisions, les juges de la Cour suprême américaine savent apprécier la légèreté dans le cadre de certains moments de détente. RBG a d’ailleurs cultivé une grande amitié avec son adversaire intellectuel Antonin Scalia, un des juges les plus conservateurs des 35 dernières années. Les deux ont souvent voyagé ensemble et partageaient aussi un amour de l’opéra. Sandra Day O’Connor s’est consacrée, avec passion et discipline, à la pratique de sports tels que le golf et l’aérobie. Pour sa part, David Souter aimait se consacrer à des projets de rénovation domiciliaire. Thurgood Marshall avait une grande appréciation pour la télévision, notamment les soap-opéras et les jeux télévisés.

Cette capacité de s’évader est bien souvent nécessaire pour des juges qui sont poussés par un sens de motivation et de vocation. Le décès de Ruth Bader Ginsburg à l’âge de 87 ans en dit long sur la détermination de cette dernière, alors qu’elle désirait poursuivre son travail à la Cour suprême. D’autres juges comme John Paul Stevens, Oliver Wendell Holmes Jr, Harry Blackmun et Hugo Black ont d’ailleurs dépassé l’âge des 80 ans tout continuant leur service.

Je crois que cela est bien souvent signe d’une brillance et d’une dévotion plus grande que soi. En ce sens, l’activiste féministe, Brenda Feigen rappelle ses impressions de Ruth Bader Ginsburg alors que cette dernière venait de présenter, en 1973, ses arguments dans le cadre de son premier procès, en tant qu’avocate, devant la Cour suprême : « Je n'ai jamais entendu un argument oral aussi incroyablement convaincant que le sien. Aucun juge n'a posé une seule question; je pense qu'ils ont été hypnotisés par elle. » [traduction libre]

Cela rappelle l’importance et l’influence énorme des juges de la Cour suprême. Ces personnes sont souvent – mais pas toujours – parmi les plus intelligentes au pays. Espérons que cette dévotion et que ce respect de l’institution demeureront prioritaires pour des années à venir.

[PHOTO: Getty Images]

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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, vient tout juste d’être publié chez LLÉ.

[PHOTO: Joel Lemay]



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