Littérature et embourgeoisement
Eric Deguire
août 20

Nous sommes le jeudi 5 mars 2020 et dans le cadre d’une capsule qui touche autant à l’organisation des infrastructures domiciliaires du Québec qu’aux questions de justice sociale, je parle à mes élèves de la formation générales des adultes de deux maisons unifamiliales qui sont présentement à vendre.

La première d’entre elles est située à Montréal, plus précisément à NDG, elle comporte quatre chambres à coucher et deux salles de bain. La seconde demeure – qui est configurée d’à peu près la même manière – se trouve à Cap-Chat, en Gaspésie. Les deux propriétés sont dans des états similaires, mais sans surprise la gaspésienne offre un terrain beaucoup plus vaste. Sans surprise encore une fois, si le prix affiché à Montréal avoisine les 800 000 dollars, à Cap-Chat, on ne demande que 120 000.

Quiconque s’y connait – ne serait-ce qu’un peu – en immobilier ne doit pas être surpris par ces chiffres. L’exemple demeure quand même frappant et il a servi à attirer l’attention de mes élèves – dont une grande part est constituée de jeunes adultes – dans le but de leur montrer l’importance de l’emplacement dans la valeur d’une maison. Il reste que je voulais surtout leur rappeler l’un des grands débats sociaux de notre époque : l’embourgeoisement et la crise du logement.

C’était un 5 mars 2020. On peut sans doute faire référence à ce temps-là comme étant une autre époque. C’était avant la pandémie, avant le confinement, alors que la COVID-19 était – pour le moment, du moins – un problème italien ou chinois, mais pas quelque chose dont on devait se soucier au Québec ou au Canada. Je voulais outiller les élèves qui chercheraient un appartement dans les semaines ou mois à venir. Je voulais sensibiliser les autres aux réalités et aux défis quant à la recherche d’un logement. Les prix grimpaient et ils grimpent encore aujourd’hui. Malgré la pandémie, malgré la dégringolade économique et l’abrupt déclin d’Airbnb, de nombreux locataires – souvent des familles avec des jeunes enfants ou des personnes nouvellement arrivées au Québec – peinent à se trouver un logement abordable. D’autres qui voudraient accéder à la propriété affrontent les défis de la surenchère.

De nombreux quartiers montréalais – notamment Saint-Henri ou Hochelaga-Maisonneuve – représentent les premiers exemples qui viennent à l’esprit quand on parle d’embourgeoisement. Ces anciens quartiers populaires ont été remodelés au courant des dernières années. Des condos chics ont été construits, des appartements ont été rénovés engendrant ainsi des importantes hausses de loyers, des commerces huppés se sont installés. On voulait encourager une certaine mixité sociale, mais cela a souvent eu pour effet d’exclure des personnes à plus faibles revenus notamment des étudiants, des familles ou des immigrants. Dans certains cas, des personnes étaient installées dans ces quartiers depuis de nombreuses années et, en très peu de temps, ils ont vu leur voisinage se métamorphoser. Le coût de la vie a vite augmenté.

Il existe de nombreuses solutions à la crise du logement. Augmenter le salaire minimum, offrir un revenu minimum garanti, mettre en place des normes plus sévères sur la hausse des loyers ou sur les évictions en raison de rénovations. On peut aussi offrir plus de logements sociaux, augmenter les taux d’intérêt sur les prêts hypothécaires, interdire les locations à court terme et mieux réglementer la construction des condos. Certains diront que la mise en place de ces solutions engendrerait des conséquences inattendues, mais d’autres diront qu’il suffit d’avoir la volonté politique de changer les choses.

Il reste que l’embourgeoisement et la crise du logement du Québec deviennent des phénomènes de société qui caractérisent notre époque au point d’émerger dans notre littérature. Je pense que cela rappelle à quel point ces défis marquent notre présent. Dans Boîtes d’allumettes (Le Cheval d’août, 2020), Martina Chumova nous offre des fragments sur l’Europe, les régimes autoritaires, l’immigration, les voyages en avion, la famille, l’amour, la vie de couple. Ce premier roman nous plonge dans des réalités universelles, mais aussi celles du quotidien comme la négociation du prix d’un meuble d’occasion ou la peur de rater son vol. Comment alors aborder la vie montréalaise à l’heure actuelle sans faire référence aux défis des locataires?

Martina Chumova nous décrit des appartements montréalais que je connais trop bien. La recherche de logement, la fébrilité et les déceptions. Elle nous rappelle les lieux, les rues : Fabre, Berri, Bélanger, Chabot et j’en passe.

Alors que je poursuivais mes lectures estivales, c’est dans le deuxième roman de Jolène Ruest Les danseurs étoiles parasitent ton ciel (XYZ, 2020) que j’ai trouvé une critique nettement plus viscérales de l’embourgeoisement. Se déroulant dans Hochelaga-Maisonneuve, le roman de Ruest relate l’expérience d’une jeune femme de 20 ans qui, après des études formelles, se rend compte que devenir danseuse professionnelle représente un parcours peu certain. Elle part ensuite à la recherche d’un emploi pour, du moins, payer ses comptes. Forcément, les expériences de la jeune vingtaine – alcools et partys – seront au rendez-vous et Jolène Ruest a une manière originale et réaliste de les faire vivre.

Mais tout au long du livre, les protagonistes ne se gênent pas de critiquer l’embourgeoisement  d’Hochelaga-Maisonneuve et les tentatives ratées de la mixité sociale.

« Sur Rouen, plus tu marches, plus le contraste entre l’aisance financière et la misère frappe. De vieux blocs tout cordés font face à un complexe immobilier flambant neuf et à une ancienne shop à souliers convertie en loft tendance. »

« Les contracteurs, j’te jure. Y en a qui s’pognent un permis pour agrandissement ou subdivision dans l’but d’mettre le monde dehors pis d’doubler l’prix pour les prochains locataires. »

« Mixité sociale, osti d’expression sorti du cul des snobs. »

Ce roman n’en est pas un sur la crise du logement ou sur l’embourgeoisement, mais il est clair que Jolène Ruest accorde une attention particulière à cet enjeu et à cette lutte.

Il est, enfin, assez tragique de constater que ces phénomènes sont devenus des sous-thèmes qui peuvent émerger dans notre littérature. L’écriture d’un roman permet souvent d’explorer certaines des émotions les plus poignantes de nos vies et dans les cas de Martina Chumova et de Jolène Ruest, les défis de la crise du logement de l’embourgeoisement ont été immanquables. 

[PHOTO: Montreal Eater]

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Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels a l’hégémonie américaine, vient tout juste d’être publié chez LLÉ.

[PHOTO: Joel Lemay]



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