Retrouver Charlotte
Eric Deguire
mai 22

J’ai rencontré Charlotte Biron lors de ma première session au Cégep de Saint-Laurent, à l’automne 2007. Nous commencions tous les deux nos études collégiales en sciences humaines, mais c’est surtout dans le monde du journalisme étudiant que nous nous sommes connus.

Énergisés par la fougue de nos 17 ans, à chaque mois, je m’emportais dans la section politique, en partageant analyses et opinions dans la rudimentaire publication qu’était Pastiche. Certes, je peux aujourd’hui douter de la qualité et surtout de l’originalité de mes textes, mais nul ne peut remettre en cause l’aspect formateur de ces expériences d’écriture. Pour sa part, Charlotte pondait des critiques littéraires qui témoignaient déjà de sa rigueur et de sa sensibilité. Des qualités qui continuent d’en dire long sur sa personne et son écriture. 

La convivialité et les apprentissages du journalisme étudiant se sont poursuivis à l’Université de Montréal, quand nous nous sommes côtoyés à Quartier Libre. Le plaisir d’évoluer dans ce monde de personnes stimulantes était des plus évidents. Nous continuions à écrire, à baigner dans le monde des idées et des mots. Depuis nos années universitaires, j’ai eu la chance de croiser Charlotte par moment dans des partys et des événements sociaux, et plus récemment dans les rues de Villeray. Il me fait toujours plaisir d’avoir de ses nouvelles.

Dans son plus récent livre, Jardin radio (Le Quartanier, 2022), Charlotte Biron se révèle avec la sensibilité et la rigueur que je lui ai toujours connues aux sujets de la maladie, tout en traitant de manière si juste notre rapport à l’audio. Cette rencontre de deux sujets, dont chacun aurait pu mériter sa propre œuvre, donne à Jardin radio une belle authenticité. Il n’y a rien d’artificiel. Il n’y pas de mises en scène. Les faits sont bruts, même si certains passages témoignent d’une poésie, d’une grande qualité d’écriture. Il n’y a jamais de mots de trop, ils sont parfaitement choisis. Charlotte partage son périple et ses passions (pour des artistes, des autrices et le son de leurs voix) tout en nous transmettant certains détails douloureux sur son combat contre une tumeur à la mâchoire. Un diagnostic qu’elle a reçu à l’âge de 24 ans.

Les allers-retours entre les thèmes de la maladie et de la radio sont communiqués avec une sensibilité et une rigueur des plus constantes. Ce croisement n’est pas le seul qui donne à Jardin radio son charme. Contrairement à la grande part des livres publiés dans la collection Série QR chez Le Quartanier, Jardin Radio ne dévoile pas son genre ou sa forme en couverture. C’est forcément une œuvre ancrée dans la réalité de la nonfiction qui peut prendre l’allure de l’essai, du récit ou de mémoires. Toutefois, ces termes sont probablement trop réducteurs pour un texte qui nous emballe dans une narration au présent; un choix qui donne une sensation d’être dans un ici et un maintenant. Nous accompagnons ainsi Charlotte dans ses moments les plus intimes. Alors qu’elle poursuit son combat, elle communique au lecteur son désir d’embrasser quelqu’un une dernière fois avant sa chirurgie. C’est si beau, mais si déchirant. Au final, c’est totalement poignant. Elle nous raconte son vécu en faisant un bel usage de l’anecdote et de la quotidienneté, mais ponctue le tout de réflexions sur la maladie, sur la féminité, tout en offrant des référents culturels bien choisis. Ce n’est pas du name dropping. Les choix sont judicieux et justifiés.

Charlotte Biron nous entraîne dans ses aventures aux côtés de nombreuses autrices qui ont aussi vogué entre des genres littéraires variés : Susan Sontag, Joan Didion, Terese Marie Mailhot, Maggie Nelson, Catherine Mavrikakis et Fanny Britt pour en nommer quelques-unes. Dans tous les cas, Charlotte s’est penchée leurs voix plutôt que sur leurs textes écrits, sur leurs présences dans des émissions de radio et autres productions sonores, là où elles existent au-delà de leurs corps. À ce sujet, je pense à la fascinante entrevue que l’auteur et journaliste, John Colapinto a récemment accordée à l’émission Fresh Air sur les ondes de NPR au sujet de son livre This Is the Voice (Simon & Schuster, 2021). Tout en soulevant les aspects les plus fabuleux de la langue orale, Colapinto nous rappelle à quel point notre voix est fragile, et dès lors très précieuse

Bien sûr, cette réflexion sur la voix trouve une puissance des plus personnelles. Alors qu’elle est atteinte d’une tumeur à la mâchoire et que sa chirurgie est imminente, Charlotte – qui adore faire de la radio et de la création sonore – craint de perdre la capacité de parler. Parler est un geste qui est certes spirituel et intellectuel, mais il est aussi physique et on ne peut pas séparer le corps de la voix, même si la radio fait vivre cette illusion. « Dehors, près du boulevard, une affiche représente sur plusieurs mètres le visage d’une animatrice de radio que j’aime, et pourtant je n’ai pas besoin de la voir. Je voudrais faire disparaître l’affiche. Je voudrais que les voix existent sans les corps, mais c’est un vœu pieux, une idée impossible », affirme-t-elle. La radio est un reflet de notre société, et les dynamiques de pouvoir inégales entre hommes et femmes se maintiennent. « Un homme entend Fanny Britt à la radio, et il l’imagine belle, il n’entend pas uniquement sa voix, il crée un fantasme de cheveux et de peau. Il pense à Marilyn Monroe. Au salon du livre, il dit à Fanny Britt avec un aplomb indéniable que sa voix ne correspond pas à son corps, qu’avec sa voix, il s’attendait à rencontrer une femme fatale, mais que, finalement non, non vraiment pas ». C’est choquant.

Ce genre de révélations et de réflexions se succèdent dans Jardin radio. En tant que lecteur, nous demeurons engagés dans le récit, mais aussi dans le commentaire social.

L’an dernier, j’ai croisé Charlotte sur la Rue Jean-Talon. Avec un certain enthousiasme, elle m’a dit qu’elle avait appris de la part d’un de nos amis communs que j’avais commencé une maîtrise en études littéraires. Après un baccalauréat en science politique, un certificat en histoire et une maîtrise en éducation, j’étais arrivé à la conclusion naturelle que tout ce qui m’avait toujours intéressé se rapportait aux idées, aux textes, aux mots. Les études littéraires devaient représenter la suite de mon parcours académique. De toute évidence, Charlotte avait compris cela il y a plusieurs années alors qu’elle avait complété le baccalauréat, la maîtrise et le doctorat, tous les trois en études littéraires.

Que cela soit pour affronter la maladie ou explorer notre amour de la langue orale enregistrée ou diffusée en direct, le texte et l’écriture seront toujours là pour nous accompagner comme lecteur, mais aussi lorsque nous écrivons. Et en ce sens, nous ne pouvons qu’espérer que Charlotte Biron continuera de nous livrer rigueur et sensibilité.

Crédit photo: Justine Latour, © Le Quartanier


Le premier essai d’Eric Deguire, Communication et violence : Des récits personnels à l’hégémonie américaine, a été publié chez LLÉ en 2020.
[Photo: Joel Lemay]



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