Post 4: Lire à bord du Titanic, par Marie-Andrée Lamontagne
mai 12

Ces dernières semaines, en raison d’un certain anniversaire, il a beaucoup été question du naufrage du Titanic. Alors que l’évocation du flamboyant paquebot était sur toutes les tribunes, une seule question aurait dû intriguer les amoureux des livres : non pas «Où sont les canots?», mais «Où est la bibliothèque?». Si l’on songe que l’Âge d’or de l’imprimé se situe au début du siècle dernier, cette dernière question n’est pas oiseuse. Essayons de satisfaire notre curiosité.

Renseignements pris, ce n’est pas une mais deux pièces qui étaient consacrées à la lecture à bord du Titanic : une salle de lecture et une bibliothèque. Au plus bruyant de la commémoration, le public a eu droit à toutes les reconstitutions, aux témoignages des survivants ou à ceux de leurs descendants, au compte à rebours fatidique rythmé par les dernières mesures de l’orchestre, à des buffets complets de vaisselle fracassée dans le film de James Cameron, mais qui a trouvé intéressant de rappeler l’existence de ces deux pièces tout à fait nécessaires, vouées à l’activité de l’esprit? S’il est un gouffre qui sépare notre époque de celle des sociétés européennes et du Nouveau Monde d’alors, c’est bien dans les rapports entretenus avec les livres et la lecture qu’il faut le chercher, le silence des commémorations – à une exception près : j’y reviendrai  –  sur cet aspect de la vie à bord du Titanic devient alors retentissant.

La salle de lecture était réservée aux passagers de première classe. De style géorgien, le blanc y dominait avec d’élégantes colonnes pourvues de chapiteaux corinthiens. Dans la cheminée, une belle flambée rappelait que lire au coin du feu est bien la félicité suprême. La bibliothèque, destinée aux passagers de seconde classe, était de style colonial. Lambrissée d’acajou et meublée à l’avenant, elle enfermait livres et lecteurs dans un même écrin feutré. Pour autant que les témoignages permettent d’en juger, la bibliothèque des secondes était fréquentée par des professeurs, des journalistes, des écrivains. La salle de lecture des premières était surtout fréquentée par les dames qui y lisaient et y tenaient leur correspondance. Son vis-à-vis chez les hommes était le fumoir. Comme le voulait l’époque, hommes et femmes se séparaient après dîner pour mieux s’adonner aux occupations réservées à leur sexe. Ce n’est pas que les hommes ne lisaient pas, bien au contraire. Mais la bienséance dictait un tel cloisonnement : quel gentleman aurait osé allumer un cigare sous le nez d’une dame et quelle femme l’aurait accepté sans manifester son mépris à l’endroit du goujat? Si l’on y réfléchit, c’est peut-être sur le terrain d’une désormais universelle intolérance à la fumée, primaire et secondaire, que notre époque démocratique rejoint l’étiquette de mise dans les classes supérieures au début du siècle dernier.

Où se trouvaient les rayons et les livres? En première classe, ils sont situés au bout de la lounge de style Louis XV, adjacent à la salle de lecture. Deux pièces, donc, pour mieux marquer les deux temps de la rencontre avec le livre. Dans la lounge : les conversations, les thés mondains et les ouvrages mis à disposition. Dans la salle de lecture, le lecteur – en l’occurrence le plus souvent la lectrice – pouvait amorcer un délicieux tête-à-tête avec le livre de son choix, et cela, fait à noter, dans un espace public distinct de l’espace privé de la cabine, où plusieurs passagers, comme on le suppose, pouvaient aussi choisir de se mettre à l’écart pour lire. En seconde, puisqu’il faut bien qu’il y ait une différence entre les classes, tout se déroulait dans une seule pièce, celle-ci cependant meublée avec goût et raffinement. 

Cette place de choix réservée d’emblée à la lecture dans l’espace public est sans doute l’élément qui creuse le plus nettement la distance entre cette époque et la nôtre, alors que les instants volés à la lecture, dans les lieux publics, le plus souvent pollués par la musique d’ambiance, les hurlements de la radio, le bavardage de la télé ou l’image pixélisée des écrans géants, exigent du lecteur d’aujourd’hui une concentration digne d’un moine en prière. Quant aux prospectus des croisières de luxe offertes de nos jours, on y cherche en vain la mention d’une bibliothèque, dont la présence est manifestement rédhibitoire aux yeux de la clientèle à séduire. 

Revenons sur le Titanic. Nous avons repéré la salle de lecture et la bibliothèque. Nous avons trouvé les rayons. Quels ouvrages y étaient proposés? À ma connaissance, le site Internet de la CBC est le seul média à s’être posé la question et à y avoir répondu en reconstituant une liste probable d’ouvrages disponibles, en fonction de la vie littéraire de l’époque. Sur la liste figure un roman de l’écrivain à succès Arthur Conan Doyle, The Lost World, qui évoque l’extinction des dinosaures. Pourquoi cet ouvrage s’y trouverait-il? Tout comme ceux de la série des Sherlock Holmes, le roman avait fait l’objet d’une première publication en feuilleton dans The Strand et, en avril 1912, il venait de paraître en volume. Un semblable raisonnement explique la présence, sur la liste hypothétique, d’un roman de science-fiction d’Edgar Rice Burroughs, Under the Moon of Mars, paru en février de la même année; celle des romans sentimentaux des gloires de l’heure Ethel Bell ou Elinor Glyn; celle des histoires de détectives d’Austin Freeman, parus au début de cette année-là. 

Aussi instructives qu’elles soient, ces spéculations méconnaissent cependant la réalité du commerce du livre au début du XXe siècle et celle des habitudes de lecture, où la nouveauté ne régnait pas sans partage comme aujourd’hui. Dans les premières pages de ses célèbres mémoires, Stefan Zweig écrit : «Quand j’essaie de trouver pour l’époque qui a précédé la Première Guerre mondiale et dans laquelle j’ai été élevé une formule qui a résumé, je me flatte de l’avoir le plus heureusement rencontrée quand je dis : c’était l’Âge d’or de la sécurité.» (Le monde d’hier, traduit de l’allemand par Jean-Paul Zimmermann, 1944 pour la première édition, 1948 pour la traduction française parue chez Albin Michel et reprise chez Belfond).

Appliqué à la lecture, ce sentiment de sécurité pouvait vraisemblablement se traduire par une relative surdité opposée à l’appel des sirènes des nouveautés. Moyennant quoi, à bord du Titanic, les Édouardiens – comme on désigne parfois les Anglais ayant vécu sous le règne d’Edouard VII –, héritiers du goût victorien dans une certaine mesure, lisaient sans doute aussi les romans de Thomas Hardy et de George Eliot, ceux-là même avec lesquels, Virginia Woolf, qui les avait lus, s’employaient à rompre à la même époque. Suivant un cosmopolitisme de bon aloi, des ouvrages français, allemands, italiens, espagnols ou russes se trouvaient peut-être en outre sur les rayons de la bibliothèque du Titanic, qui devient alors, l’imagination aidant, le lieu d’une bibliothèque idéale au début du siècle dernier. 

Après minuit et demi, le 15 avril 1912, quand l’ordre a été donné de grouper les femmes et les enfants sur le pont du navire, une première cohorte a dû, pour obtempérer, traverser la bibliothèque des passagers de seconde classe, située juste en dessous. Cette cohorte de gens vulnérables, inquiets et agités, certains en proie à un début de panique, défilant devant les reliures en maroquin, disons, de Guerre et paix ou de Don Quichotte, voisinant avec les couvertures froissées des Claudine, emportant avec eux une vision furtive de la culture lettrée qui sombrera avec le reste, qu’importe s’ils ont la vie sauve, cette vision, qui sait? est peut-être la plus troublante métaphore qui annonce notre temps.

© Marie-Andrée Lamontagne 2012

Marie-Andrée Lamontagne est écrivain, éditrice, journaliste et traductrice. Chez Leméac Éditeur, notamment, elle a publié un roman (Vert), un recueil de nouvelles (Entre-monde) et un récit (La méridienne). De 1998 à 2003, elle a dirigé les pages culturelles du quotidien québécois Le Devoir, où elle collabore encore à l’occasion. Elle prépare actuellement une biographie de la romancière et poète Anne Hébert (à paraître aux éditions du Boréal). 
[Photo: Martine Doyon]

 


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