Neuvième lettre d’Israël, par Chantal Ringuet
décembre 12

« You are French ? », me demande le serveur, le plus mignon de tous les Arabes trentenaires que je croiserai durant mon séjour.

« Nope. I am Quebecer. Québécoise », répondis-je.

Il me lance un regard teinté d’incompréhension. De toute évidence, il n’a aucune idée de ce qu’est une « Québécoise ». Et il ignore tout du Québec, à commencer par sa position sur le globe terrestre. Je lui explique en anglais que le Québec se trouve en Amérique du Nord; qu’il s’agit d’une province du Canada située au nord-est des États-Unis. Dès que je prononce les mots « United States », son regard s'éclaire : enfin, voilà une référence qu’il saisit.

« Oh », fait-il alors, en affichant un air perplexe. Il se remet ensuite à la tâche et me prépare un délicieux falafell bien garni.

Que le serveur du French Hill Falafell ait cru que j’étais une Française, cela m’amuse un peu. S’agit-il d’un attrait pour l’exotisme homemade ?

 

Le comptoir French Hill Fallafel, rue Lekhi, French Hill, Jérusalem, juin 2012.
[Photo : Chantal Ringuet]

 

Depuis mon arrivée à Jérusalem, il y a de cela deux mois et demi, je fréquente le French Hill Falafell à raison de deux fois par semaine. Établi au sommet du Mont Scopus, à proximité du mur qui sépare Israël de la Palestine, le French Hill Falafell, rue Lekhi, est l’un des meilleurs comptoirs de falafell en ville. Ce lieu de restauration rapide est fréquenté par une population bigarrée : Arabes et Israéliens du quartier, étudiants étrangers vivant dans le Kfar Studentim (le village étudiant) et employés de l’Union européenne dont le quartier général se trouve à une rue de là. Chose fort intéressante, ce petit boui-boui de quartier à l’allure rustique n’a de français que le qualificatif « French » de son nom anglophone. Ce nom, il le doit au quartier qui l’abrite, Ha’giva Ha’tsarfatit, expression hébraïque qui signifie en français « la colline française ». Sur l’enseigne du commerce, celui-ci est affiché dans les trois langues officielles du pays : l’arabe, l’hébreu et l’anglais. Pourtant, Felafel Taleh Fransiyeh et Falafell Ha’Giva Ha’Tsarfatit, les dénominations qui rejoignent le plus d’habitants locaux, sont légèrement reléguées dans l’ombre de French Hill Falafell, expression qui apparaît en caractères de taille supérieure au bas de l’affiche, de manière à frapper davantage les passants. De toute évidence, les propriétaires arabes ont opté pour la traduction anglophone du nom original afin de rejoindre un public international. C’est du moins ce que donne à penser la présence du slogan affiché sur l’enseigne, « Over 30 years in business / Taste the différence » : celui-ci, de même que l’expression « SO BIG SO FRESH », qui coiffe l'image d'une flamme, rappelle les publicités de fast-food américaines. Du reste, cette dénomination anglophone distingue le French Hill Falafell de l'autre comptoir de falafell situé dans la même rue, où l’affichage est seulement en langue arabe. En ce qui concerne la référence à une « colline française », le détour linguistique a de quoi faire sourire. C’est pourtant par le recours à l’anglais, langue tierce associée à la prospérité et au succès, qu’une certaine représentation de la France s’est enracinée dans ce quartier du Mont Scopus depuis près d’un siècle.

L’origine du toponyme « French Hill » est elle-même fort intéressante. D’après une légende locale qu’a racontée en classe Sarah, ma professeure d’hébreu à l’Institut Rothberg, le lieu aurait été nommé en l’honneur du général britannique John French, 1er comte d’Ypres, qui avait établi son campement sur cette colline, durant la Première Guerre mondiale. Selon toute vraisemblance, les Israéliens auraient traduit le terme « French » de façon littérale, ce qui a donné, en langue hébraïque, Givat HaTsarfatit [1]. Mais si le quartier Ha’Giva Ha’Tsarfatit demeure associé à la France, comme son nom l’indique, il n’y a pourtant jamais eu d’occupation française des lieux, contrairement à ce qui s'est produit à Ha’Moshava Ha’Germanit (« German Colony », ou « Colonie allemande »), où se sont implantés, dès le début des années 1900, des établissements chrétiens d’origine allemande.

Ces exemples révèlent que la colline française de Jérusalem témoigne d'une présence en creux de la France; une présence qui s’affirme, de manière quasi paradoxale, dans un paysage linguistique diversifié où la langue française ne trouve pas sa place. Les allusions à la « France » que j’y ai trouvées étaient répertoriées sur les enseignes de certains commerces situés dans les rues du quartier et sur les panneaux de signalisation qui se multiplient aux carrefours routiers, comme autant de supports toponymiques affichés dans les trois langues officielles du pays. S’ajoutant au French Hill Falafell, il faut souligner la présence, à deux rues de là, de la boutique de vêtements Paris CHIC. Comme pour mieux souligner l’énorme décalage entre la Ville lumière, capitale internationale de la mode, et la Ville sainte, centre religieux où la modestie est la règle, ce commerce vend des fringues bon marché et démodées offertes dans la rue, au moyen de ventes trottoir improvisées.

Une image singulière de la France se dégage ainsi du quartier Ha’Giva Ha’Tsarfatit, image dont les enseignes des deux commerces sont les indicateurs premiers. À travers ceux-ci se laisse entrevoir une ville « fantasmée » : c’est là que Jérusalem, ville mythique, souffrant d’une instabilité économique et politique chronique, s’agrémente de ce qui fait le charme et le prestige de la Ville Lumière. Car, entendons-nous, s’offrir Paris à Jérusalem n’est pas à la portée de tous. À quelques pas de là, le supermarché local n'offre que de très rares produits français, dont les fromages de marque Boursin et quelques vins réservés à l'exportation. La France et sa capitale, références par excellence du bon goût et du raffinement, font donc l’objet ici d’une réinterprétation qui vise à attirer la population locale, à la fois juive et arabe, ainsi que les nombreux « touristes » universitaires qui habitent le quartier.

Ce genre d’emprunts culturels n’est pas spécifique à Jérusalem, bien entendu: il existe des références à Paris et à la France de par le monde, dans les grands centres urbains comme dans les banlieues et les villages reculés. Le plus souvent, ces références rendent compte d’un mauvais goût manifeste, camouflé derrière l’illusion de correspondre aux canons de l’esthétique et du raffinement occidentaux. À French Hill, cependant, ces références acquièrent une valeur supplémentaire : elles rendent compte d’une réinterprétation de la France par le biais de quelques intermédiaires, dont l’Anglais (John French), suivi de l’Arabe (le propriétaire du French Hill Falafell) et, comme nous le verrons, du Juif (Marcel). Cependant, il serait faux de croire que les références à la France dans ce quartier sont révélatrices de la place que tient désormais le pays à Jérusalem, car les principales institutions culturelles françaises de la ville, à savoir l’Institut culturel français Romain Gary et la librairie Vice-Versa, se trouvent à quatre kilomètres et demi de distance, dans le quartier central de l’Hôtel-de-ville.

Aux enseignes et aux panneaux de signalisation s’ajoutent des signes volatils: ceux, précisément,  qui se déplacent, laissant à peine le temps au regard de les capter. On les trouve, par exemple, sur les voitures. Ainsi en va-t-il de l’abréviation « UE » inscrite en grosses lettres blanches sur les énormes camions noirs de l’Union européenne, souvent garés devant l’édifice de l’institution, rue George Adam Smith. Fait à souligner, le faste de ces voitures tranche de manière radicale avec les petites bagnoles à bas prix, souvent abîmées, qui dominent dans la ville. Que l’Union européenne dispose des symboles de la puissance américaine, cela ne vient-il pas renforcer l'image fantasmée d’une France inaccessible, néanmoins désirable et désirée, auprès des habitants de la colline française?

Un autre signe volatil témoignant de la présence « française » sur les lieux fut – ô surprise – une plaque d’immatriculation du Québec, trouvée un samedi matin sur une voiture garée au centre communautaire local. Bien entendu, il s’agissait moins d’une présence « française » que d’une présence « francophone », deux qualificatifs que bon nombre d’Israéliens confondent naturellement, qu’ils soient juifs ou arabes. Il n'empêche qu'il était pour le moins inusité qu’une voiture arborant une plaque d’immatriculation québécoise se trouve au sommet de French Hill. Bien qu'impromptue, cette découverte frappa mon imagination. Au détour linguistique que j’avais d’abord perçu lors de mes premières observations s’ajoutait un détour géographique et culturel qui me ramena vers mes propres origines; ce faisant, ces détours me rappelaient la nécessité de rassembler des images pour construire des réseaux de sens dans une écriture de la ville. Ces signes évanescents méritent en effet d’être photographiés pour laisser une trace dans les archives, à défaut de quoi ils seront oubliés. Ainsi, le lendemain matin, lorsque je suis retournée sur les lieux avec mon appareil photo, la voiture avait disparu.

Au-delà des signes, enfin, il y a les voix : voix de ceux qui racontent des souvenirs, qui gardent vivante la mémoire d’une certaine France et qui, de ce fait, révèlent les dimensions secrètes de cette Jérusalem française fantasmée. Le plus souvent, elles parviennent jusqu’à nous aux moment les plus inattendus. Telle fut, pour moi, la voix de Marcel, le marchand de fleurs du quartier, qui s’est élevée parmi d’autres pour rappeler le destin tragique qui fut celui de ses coreligionnaires, ces milliers de Juifs français ayant péri durant la Seconde Guerre. Heureux de trouver des francophones du Canada à qui il pouvait parler dans sa langue maternelle, Marcel avait pris l’habitude de bavarder avec nous, mon compagnon et moi, le vendredi, alors qu'il vendait ses fleurs et quelques bouquins d'occasion en langue française sur le trottoir, rue Ha’Hagana, entre le supermarché et la boutique Paris CHIC. Un jour précisément, soit le lendemain de Yom Ha’Shoah (jour de commémoration des victimes de la Shoah), j’allais lui acheter deux bouquets de fleurs lorsqu’il s’est mis à nous raconter comment il avait échappé aux camps, durant la Seconde Guerre, alors que presque tous les membres de sa famille avaient été forcés de transiger par Drancy avant d’être envoyés à Auschwitz.

Dans l’espace du récit s’inscrivait alors le réel de la perte : celle de sa famille assassinée, mais aussi celle du pays natal et de la langue d’origine. À l’âge adulte, Marcel avait émigré en Israël et appris l’hébreu, langue qu’il parlait couramment depuis plusieurs décennies, mais il était nostalgique de sa langue maternelle que nous lui rappelions, avec un décalage, par notre simple présence. Les artifices et les emprunts culturels associés à la France cédaient maintenant le pas à un discours subjectif, dont l’inscription demeurait intangible, immatérielle, mais dont les effets se révélaient plus saissisants que ceux des enseignes et autres signes toponymiques. Âgé de plus de quatre-vingts ans, Marcel incarnait une certaine France – non pas la France respectueuse des convenances, celle de la République, ses hiérarchies, ses bonnes manières et sa bienséance –, mais celle des marginaux, en d’autres termes : la France juive. En cela, le récit de cet homme permettait d’investir la colline française de Jérusalem d’une certaine signification et de lui conférer une perspective historique. Aux écritures de la ville fantasmée, le récit ajoutait une dimension symbolique forte en les rassemblant autour d’une histoire commune qui n’avait pas laissé de traces directes sur les lieux, et dont l’archivage demeurait à faire.

© 2012, Chantal Ringuet


 

Docteure en études littéraires et traductrice, Chantal Ringuet détient un postdoctorat en études juives canadiennes de l’Université d’Ottawa (2007-2008). Elle a publié un essai intitulé À la découverte du Montréal yiddish (Fides, 2011) et un recueil de poèmes, Le sang des ruines (Écrits des hautes terres, 2010), qui a remporté le prix littéraire Jacques-Poirier 2009. À l’occasion d’un séjour de quelques mois à Jérusalem, elle écrit pour Salon littéraire .II. quelques «Lettres d’Israël» abordant l’actualité littéraire et culturelle de ce pays.

[1] À noter que le Ha’ placé devant les deux termes correspond à l’article « la » en français.

 


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