Édouard Glissant : une pensée archipélique, par Lise Gauvin
avril 15

Avant-dire

Cet ouvrage se propose comme une suite de haltes dans le parcours d’une œuvre, celle d’Édouard Glissant, qui se déploie aussi bien dans le domaine du roman, de l’essai que de la poésie.          

 

Romancier, Édouard Glissant a fait éclater les frontières du genre par des textes aux formes constamment renouvelées, de la Lézarde jusqu’au Tout-monde et à Ormerod, textes appliqués à déchiffrer les impossibles, les contradictions, les obscurités mêmes de l’Histoire, de les “ faire revenir à la surface ”, sans pour autant proposer de solutions immédiates, mais en ayant recours à l’imaginaire pour inventer de nouveaux modes du dire.

Essayiste, il a mis au point les concepts qui, depuis Soleil de la Conscience jusqu’ à Philosophie de la Relation, en passant par le très célèbre Discours antillais, n’ont cessé d’alimenter la réflexion des contemporains  de toutes disciplines. Comment en effet concevoir le monde sans les notions indispensables de créolisation, d’opacité et d’errance qui sont à l’origine de ce que Glissant désigne comme la Relation, une Relation qui se dévoile aussi bien dans le registre du poétique que du philosophique. Car il n’y a de pensée véritable, selon lui, que celle qui rejoint le poème, celui-ci étant « la seule dimension de vérité ou de permanence ou de déviance qui relie les présences du monde ».

C’est donc en poète que Glissant développe cette pensée archipélique qui est au cœur de ses essais et qu’il définit comme une pensée qui s’oppose aux pensées occidentales, associées aux pensées de système.  

C’est en poète qu’il s’adresse à Barak Obama, quelques semaines avant son élection, en décrivant ce qu’il appelle « l’intraitable beauté du monde » et lui souhaitant : « Bonne chance, Monsieur ». C’est en poète encore qu’il  s’attaque aux transparences d’un universel généralisant qui ferait fi de l’infini détail des paysages et des traces de l’humanité. C’est en poète qu’il aborde le devenir du Tout-Monde, qui ne serait pas lié à celui d’une langue unique, que celle-ci soit une langue dominante ou une langue construite artificiellement, mais à la multiplicité des idiomes.

C’est en poète enfin qu’il décrit le champ et chant de ses îles familières ou qu’il interroge la présence énigmatique des statues de l’île de Pâques. Ce poète est un visionnaire, qui écrit « en mémoire du futur ». 

Il m’a fait l’honneur de m’accorder ces entretiens à travers lesquels, au fil des années, il a repris et synthétisé, d’un point de vue chaque fois nouveau, certains éléments de sa pensée. Certains parmi ceux-ci ont eu lieu à l’occasion des réunions du jury du prix Carbet de la Caraïbe, dans ces Antilles si chères à son cœur, à quelques encablures du rocher Diamant dont il ne cesse de célébrer la beauté énigmatique. Les deux premiers ont été publiés dans Introduction à une poétique du divers, à la suite de conférences prononcées à l’Université de Montréal en 1995. Rappelons que cet ouvrage a permis la relance du Prix de la revue Études françaises accordé pour la première fois en 1968 à Ahmadou Kourouma et en 1970 à Gaston Miron. Ces entretiens, accompagnés d’autres plus récents, forment ainsi un ensemble qui met en perspective les enjeux de la pensée de Glissant à différents moments de son élaboration.

Interroger Édouard Glissant fut pour moi un privilège et une aventure qui m’a permis de constater à quel point les avancées de l’auteur se développent en une trajectoire centrée sur quelques axes majeurs mais dont le développement rhizomatique est toujours susceptible d’imprévus. J’ajoute que ce fut pour moi un réel plaisir d’interroger cet écrivain qui a toujours eu la générosité de répondre à mes questions avec une rigueur exemplaire. Qu’il en soit très sincèrement remercié.

 

Extrait de :
Édouard  Glissant, L’Imaginaire des langues, entretiens avec Lise Gauvin, Gallimard, 2010.

© 2015, Lise Gauvin

Essayiste, critique et nouvelliste, Lise Gauvin a publié plusieurs ouvrages consacrés à la littérature québécoise et aux littératures francophones. Ses récentes publications sont Parti pris littéraire (réédition, PUM, 2013), D’un monde l’autre. Tracées des littératures francophones (Mémoire d’encrier, 2013), Aventuriers et sédentaires. Parcours du roman québécois (ParisHonoré Champion, 2012; Montréal, éditions Typo, 2014). Son essai intitulé La Fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme (Seuil, « Points-essais », 2004 et 2011) a reçu une Mention spéciale du jury du Grand Prix de la critique du PEN français.

Dans le domaine de la fiction, elle a publié  un essai–fiction, Lettres d’une autre ou Comment peut-on être québécois (e)  (TYPO, 6e édition 2007), des recueils de nouvelles, Fugitives (Boréal, 1992), Arrêts sur image (L’Instant même, 2003), des récits,  À une enfant d’un autre siècle, Un automne à Paris (Leméac, 1997 et 2005) et un court roman, Quelques jours cet été-là (Punctum, 2007) dont une version modifiée a été publiée en format Kindle sous le titre Le Sursis (2014).  Elle vient de faire paraître en janvier 2015 un recueil de nouvelles, Parenthèses (Lévesque éditeur). 


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