Daewoo, par François Bon - premier volet
novembre 13



La traduction littéraire tient de la gageure – c’est bien pourquoi elle est passionnante. La présence d’un versant anglais au magazine littéraire Salon .ll. fait de ce dernier le lieu tout indiqué pour les échanges que permet la traduction. Pour sa part, Salon .ll., sur son versant français, présente en deux livraisons, l’original et la traduction en regard, un extrait du roman Daewoo (Fayard, 2004) de l’écrivain français François Bon, dans la traduction encore inédite qu’en proposent Alison Dundy et Emmanuelle Ertel, toutes deux établies à New York. Les États-Unis n’ont pas la réputation d’être un pays qui traduit beaucoup. Pourtant, la littérature aime à se jouer des frontières et les lecteurs ne manquent pas, aux États-Unis comme ailleurs, lorsqu’il s’agit de s’adonner au plaisir de la découverte combiné à celui, plus intellectuel, de la comparaison. C’est à ce dialogue subtil des langues que nous invitons maintenant.
-- Marie-Andrée Lamontagne

Lorsque le conglomérat coréen Daewoo proposa d’installer de nouvelles usines électroniques en Lorraine, région dévastée économiquement, tout le monde semblait gagnant.  Ce qui s’avéra faux. Suite à des révélations de comptabilité frauduleuse, l’une des plus importantes de l’histoire, où des millions de dollars, y compris des subventions publiques, furent détournés par la direction, Daewoo mit la clé sous la porte. Le jugement du président de l’entreprise par les tribunaux coréens n’apporta qu’une maigre consolation aux ouvriers dont la vie et les moyens d’existence furent ravagés par le scandale.

Daewoo, roman historique au pouvoir évocateur, donne la parole aux ouvriers (des femmes, pour la plupart), qui furent les vraies victimes de ce crime industriel.Se basant sur des documents de recherche, des entretiens avec certains ouvriers, Bon a créé une oeuvre qui met en lumière l’aspect humain et parfois tragique de ce drame. Comme il le décrit lui-même, “Si ces ouvrières n’ont plus de place nulle part, que ce roman soit leurs mémoires.”

Premier volet (de deux).

Présentation par Alison Dundy et Emmanuelle Ertel
Traduction: Annie Heminway
Avec la collaboration de The French Publisher's Agency.



Le bâtiment bleu était vide, l’usine avait changé de nom, et tant pis pour les hommes et femmes qu’on en avait rejetés, rendez-vous à prendre à la cellule de reclassement, qui ne reclasserait pas grand monde (j’écris en mars 2004: sa mission, entamée il y a quinze mois, s’est terminée il y a trois mois et toujours pas de chiffres accessibles).

Les licenciements continuent, et s’il s’agit d’entreprises – leur saint nom d’entreprise – de moins de cinquante personnes on ne le dénombre même pas. À Fameck le bâtiment bleu est toujours là, pimpant dans son grillage blanc, et l’état des voitures sur les parkings de la ville témoigne de la santé générale du reste du monde : pas brillant. Mais les fractures graves qui courent aujourd’hui la surface du vieux monde ne délivrent pas si facilement les signes qui la rendent manifeste.

Les trois usines Daewoo sont presque en ligne droite, sur la route à quatre voies qui relie Metz et Thionville au Luxembourg via Longwy, à travers la vallée de la Fensch, autrefois ponctuée des grandes aciéries et maintenant juste une survivante ou, comme le haut fourneau d’Uckange froid depuis douze ans, l’imposante ruine figée qui témoigne de l’époque où toute cette vallée vivait de la transformation du fer en acier.

Le 16 septembre 2002, on annonce officiellement la fermeture de l’usine Daewwo de Villers-la-Montagne. À Villers-la-Montagne comme à Fameck, l’usine Daewoo est un simple parallélépipède blanc en surplomb de la route, parmi d’autres bâtiments industriels plus petits. Depuis 1989 on y fabrique des fours à micro-ondes, elle emploie 229 personnes, des femmes : en 1989, c’était presque un petit signe de luxe, dans les cuisines, le micro-ondes, un appareil qui signait la modernité. Maintenant, c’est comme les grille-pain, banal, et ceux qu’on trouve dans les supermarchés (j’ai vérifié) même sous quinze marques différentes sont tous fabriqués en Chine.

Quinze kilomètres plus loin, l’usine phare. La plus grosse des trois unités installées par Daewoo, la plus récente aussi. Lorsqu’on avait fait si beau tapage de leur installation en Lorraine, sur les ruines de la sidérurgie, où le progrès et les objets fétiches du confort moderne trouveraient un engrais naturel et une capacité humaine prête : deux autres usines devaient pousser encore dans deux autres villes voisines, dont une pour le verre des écrans de téléviseur. Mont-Saint-Martin c’est la périphérie immédiate de Longwy, une ville qui autrefois, quand les cheminées des usines remplissaient la nuit le ciel de leurs flammes orange, ne prenait pas assez soin d’elle, et maintenant paraît comme quelqu’un qui aurait maigri sans changer d’habit. Trop de façades mortes. Au long de la Chiers, où court aussi la voie ferrée, en contrebas de la ville, là où il fallait longer des kilomètres d’usines, tréfileries, laminoirs, avant de trouver le portail d’entrée où vous envoyait la boîte d’intérim, des champs pâles, des champs sans rien, où l’herbe même a du mal. L’usine Daewoo s’était implantée sur les hauteurs, à Mont-Saint-Martin la ville cherchait un nouveau déploiement hors de la cicatrice des trois aciéries en déroute, celles que j’avais connues bruyantes et enfumées, et la nuit comme illuminant jusqu’au ciel dans ce milieu des années soixante-dix, quand nous venions l’été nous y louer en interim pour payer nos années étudiantes, que nous écoutions Led Zeppelin et trouvions nos musiques en harmonie avec les géométries abstraites et la puissance de l’usine. À Mont-Saint-Martin, 550 personnes pour la fabrication des tubes cathodiques, le cône sous vide équipé de la cathode à électrons et du double bobinage haute fréquence. La seule usine à majorité masculine, mais peu d’emplois qualifiés, même s’il s’agit d’une fabrication spécialisée.

On citera souvent l’énorme turnover, parce que ces femmes et ces hommes de Daewoo s’en vont dès qu’ils trouvent mieux. On donnera les chiffres de l’absentéisme rongeant, à cause des bas salaires, des contraintes d’encadrement. On donnera en exemple d’une pratique devenue universelle les chiffres du volant de ceux qu’on emploie en interim pour éviter l’embauche.

On produira à Mont-Saint-Martin un millier de tubes cathodiques par jour, et aujourd’hui question : ce n’est pas avec ce volant de production qu’on rentabilise une pareille usine. Le vaisseau amiral de Daewoo Lorraine, le groupe ne se préoccupait pas de baisser son déficit : prétexte à d’autres alliances pour le marché gigantesque et plus solide des moteurs de voiture en Afrique du Nord, pour lequel les Coréens avaient besoin de la France? Simple ancrage pour la circulation de capitaux qu’on préfère invisibles ? C’est l’usine la plus récente des trois, et toute une brochette de ministres est venue l’inaugurer. Dans les grèves qui suivront l’annonce de sa fermeture, l’usine sera occupée. Des ouvriers, explorant les ordinateurs, découvrent que cinquante d’entre eux disposent de comptes bancaires en Suisse : ils n’ont pas le réflexe de demander la saisie des appareils. Quelques jours plus tard, un incendie criminel ravage l’usine et ses stocks. La direction évaluera dès le lendemain les ordinateurs et pièces comptables du bâtiment administratif préservé. Occasion manquée.

En 1998, le groupe Daewoo décide de liquider trente-deux de ses quarante-sept usines dans le monde. Les trois usines de la Fensch ont été payées par les subventions publiques, au motif de redonner du sang et du travail à une région exsangue depuis qu’on en a terminé avec les aciéries et la mine : à qui appartiennent-elles alors? Les responsables politiques de la région répondent sans s’attarder qu’ils ont soi-disant récupéré leur mise (“on a récupéré notre pognon”, lance élégamment le président de l’exécutif régional, Gérard Longuet – et dans notre société du “bon sens économique” selon le mot d’ordre du Premier ministre de ce temps où j’écris, il suffit). Les trois sœurs Daewoo emploient à ce moment-là

1 200 personnes. À Villers-la-Montagne, quand le groupe donne le premier signal d’alerte, on a déjà fermé dans l’usine deux lignes de production sur les cinq.

La deuxième usine à avoir été implantée est aussi la deuxième dont on annonce la fermeture. À Fameck, juste après Uckange, à l’ouverture de la vallée de la Fensch, Daewoo avait construit une unité de montage de téléviseurs. Elle emploie 260 personnes, là encore écrasante majorité de femmes. En 1998, on y assemble plus d’un million de téléviseurs par an. En 2000, c’est de Pologne que Daewoo exporte ses téléviseurs, et à Fameck on n’en produit plus que 600 000. Pour 2002, on a décidé de baisser encore, à 450 000, et la direction annonce en janvier qu’un premier plan social va supprimer 90 postes dans l’année sur la base de départs volontaires. On promet en échange qu’on assembler à Daewoo Fameck des écrans plats qui donneraient un second souffle à l’usine. En avril 2002, ils défilent dans la ville après la mystérieuse visite à l’usine d’un certain monsieur Choi, haut responsable du groupe. On réclame seulement de la “transparence”. Le vendredi 13 décembre, le directeur coréen Kwon Sik Im annonce aux 170 salariées restantes la fin définitive de l’usine pour janvier. Comme à Villers, on occupe, on séquestre, on défile. Un bureau est saccagé. Beaucoup d’articles dans les journaux.

Le 17 octobre 2002, le tribunal de commerce de Briey (Longwy est en Meurthe-et-Moselle) donne trois mois à l’usine de Mont-Saint-Martin pour prouver une rentabilité économique qui n’a jamais été recherchée par Daewoo, tandis que toutes les aides publiques passaient par ici. On découvre que l’usine ne payait ni taxes ni impôts et que le fisc laissait faire, tandis qu’ils ont 3,4 millions d’euros d’arriérés pour les cotisations sociales, auxquels l’Urssaf ajoute 400 000 euros supplémentaires de pénalités. La direction répond benoîtement qu’elle va faire des économies “grâce à une réorganisation interne et une négociation avec ses fournisseurs”. On évoque un mystérieux remboursement de la TVA à l’exportation par l’État pour assainir ses dettes. Le 9 janvier 2003, le tribunal de commerce de Briey se réunit à nouveau et l’usine dépose son bilan, les ouvriers décident l’occupation. Un délai est accordé jusqu’au 9 février avant de prononcer la liquidation de l’usine. On estime à 35 millions d’euros les subventions publiques versées à Daewoo.

Les  salariées de Daewoo Villers sont licenciées depuis décembre 2002, et leur usine fermée. On annonce pour le 31 janvier 2003 la fermeture de Daewoo Fameck et le licenciement des 170 salariées qui ont échappé au plan social de l’année précédente. Le 23 janvier, un incendie détruit l’usine de Daewoo Mont-Saint-Martin, en grève depuis le 19 décembre, occupée le 20 janvier mais où le travail avait repris le 20 janvier.

Fin. Mais pour elles, mais pour eux?

Vous trouverez le deuxième volet ici. 
Texte © François Bon
Traduction © Alison Dundy et Emmanuelle Ertel

Alison Dundy est archiviste et traductrice du français à l’anglais et de l’italien à l’anglais. Ses traductions de La vie et demie de Sony Labou Tansi et de Bleu Blanc Rouge ont été publiées par Indiana University Press.
[Photo: Luis Reyes]

 

 

Emmanuelle Ertel est professeur agrégée de littérature française et de traduction à New York University ainsi que directrice du Programme de Maîtrise en traduction littéraire: français-anglais. Elle est aussi traductrice professionnelle. On compte parmi ses traductions de romans américains: The Man Who Was Late et As Max Saw It de Louis Begley, The Black Veil de Rick Moody, Little Children et The Leftovers de Tom Perrotta.

 

 


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