Saïd Mohamed est attentif à ceux qui sont venus d’ailleurs. Attentif à l’Autre. Il s’en est allé sur les routes de l’Inde. Son regard, comme son parcours et ses rencontres, révèle au lecteur une société indienne, l’Inde du Sud, qui ne se montre qu’en dehors des sentiers battus des circuits touristiques. On retrouve ici le style percutant et la liberté de ton de ce poète, imperméable aux lieux communs, qui écrit à hauteur d’homme : gestes du quotidien, portraits d’hommes et de femmes, esprit des lieux, trivialité des usages, sacralité des croyances... ce périple indien met à nue les singularités. Sans exotisme, Saïd Mohamed décentre les regards. Il observe l’Autre et entrevoit un peu de nous-mêmes.
Dans ces rues, de jeunes femmes vont avec dans les cheveux des tresses faites de fleurs de jasmin en bouton. Le parfum embaume leur sillage. Drapées dans des saris, bleus, roses ou orange, indifférentes à tout, comme des princesses au regard ardent, elles passent dans cette ruelle des forgerons où ne devraient pas s’aventurer de telles grâces. Sur le sol une pastèque ou une courge ronde écrasée couverte d’un colorant rouge sang a été jetée en sacrifice à une divinité pour éloigner la malédiction. Mais rien n’y a fait. Elle s’est abattue définitivement dans ce qui ressemble à une rue mal empierrée. Des cahutes en palmes habitées par des familles d’intouchables sort une âcre fumée de mauvais charbon.
De chaque côté, une rigole fangeuse d’eau usée et noire stagne. Plus loin, un emplacement sans construction, et au milieu de ce nulle part des coqs, des corbeaux, des vaches disputent des ordures aux humains. Dans ce monticule se mélangent bouts de cartons, débris ménagers, étrons, fientes, bouses, morceaux de noix de coco et feuilles de bananiers ayant servi d’assiettes à la minable gargote au coin de la rue, près du temple. En ces temps d’élection et de démagogie, une soupe populaire y est offerte par un parti populiste ou par des adeptes du dieu local.
Les vaches se repaissent de ces feuilles déjà léchées jusqu’à la moindre, trace de festin – grains de riz et sauces pimentées – par ces pauvres hères. Des cochons gris dorment là aussi. De cet endroit émane un puissant remugle de merde. Ces parias font leurs besoins là, au vu et au su de tous.
Ici habitent des femmes, des hommes et de rares vieillards. Des gosses vont nus avec une cordelette rouge à la taille en guise de ceinture, ils jouent avec la poussière du sol et en font des petits tas de hauteur égale et ils s’imaginent probablement commerçants en matériaux de construction. Là survivent des gens qui ont dû être des humains. Ils n’en ont plus que la forme. Comment vivre en des lieux si abjects ? Il est des paysages superbes dans les sierras sauvages qui retiennent à la terre les êtres comme des aimants, et les laissent sans force face au temps qui passe et les amenuise petit à petit. Ils en oublient leur humanité, et chaque jour les transforme un peu plus en anachorètes, car l’ensorcelante beauté des lieux a fini par ravir leur âme. Mais en cet endroit-là, nulle beauté. Seules l’horreur et l’abjection de la pauvreté clouent ces dalits au pilori, dans la puanteur de l’air mauvais. Aucune révolte dans leur regard, aucune méchanceté non plus pour l’étranger. Ailleurs peut-être, dans une de ces banlieues, à Bombay ou Delhi, on m’aurait déjà dépecé et ma carcasse aurait nourri leurs cochons. Aucune animosité dans cette auscultation. Certains font un large sourire et adressent un « hello » sonore en interrogeant d’un: « Where are you come from? » Et en ponctuant immanquablement par un: « Welcome in India! »
Je ne pouvais espérer meilleur accueil.
Pour accentuer cette pesante impression de fin du monde, le ciel grouille de méchants corbeaux noirs. Prolifiques parce que nourris grassement par les croyants hindous qui leur offrent avant chaque repas une part de leur nourriture. Ces corbeaux, augures de bonnes nouvelles, ressemblent à de maléfiques gnomes à l’œil noir et diabolique. Silhouettes malignes, ils sautillent dans la poussière et disputent aux pigeons transis de peur jusqu’au dernier grain de riz. Ces voyous déboulent en bandes menaçantes et nombreuses. Leurs cris intimident tout le voisinage. Même les gros canards s’arrêtent de manger quand ces barbares arrivent. Car ces blousons noirs se servent en premier. Ils débarquent de partout et repartent aussitôt leur méfait accompli. Croire que cette valetaille aux manières et à la défroque de loubard annonce la bonne nouvelle, prouve la crédulité des humains.
Ces crapules ont envahi l’espace vital des autres oiseaux et leur ont interdit l’accès des cieux. Ils s’attaquent à tout. Eux et eux seuls existent. Pas de perroquets bleus, verts ou jaunes, de graciles colibris, de mouettes blanches ou d’immenses goélands. Seulement des corbeaux d’un noir sale, grouillants fouisseurs de poubelles, voyous menaçants et cruels dont l’insupportable croassement résonne en permanence…
Forts de la loi du nombre, ils assaillent les autres volatiles. Quelques piafs gris ont résisté à leur invasion. Seuls des aigles pêcheurs osent tenir tête à ces bestioles. Ils ne trouvent refuge qu’en s’élançant très haut dans le ciel ou en menant le combat aérien au-dessus de l’océan, là où cette maudite piétaille noiraude aux ailes atrophiées n’ira pas les importuner.
Dans l’entourage des hommes : des corbeaux, mais plus aucun oiseau pour embellir les airs de piaillements. Les chats eux-mêmes ne se frottent pas à cette racaille. L’un d’eux encore jeune, bien innocent, téméraire, grimpait au cocotier pour améliorer son ordinaire d’un gigot de leur noire progéniture. Impossible pour le matou – agile, courageux et affamé – de continuer sa progression vers le garde-manger : à peine est-il arrivé au milieu du tronc que par dizaines ces séminaristes se sont réunis et tournoient en une ronde infernale. Ils foncent dessus, le harcèlent à coups de bec, de serres, le bombardent de chiures. Piqué, vol rasant. Il lui est impossible d’aller plus avant sans risquer de perdre un œil, de se rompre le cou en chutant. En bien mauvaise posture, il préfère rebrousser chemin et se carapate sous une voiture, là où il peut sauver ses abattis. Tout le jour, on entend leurs insupportables croassements et le cauchemar ne prend fin qu’avec leur repos.
Quand se taisent ces croque-morts reste le feulement des ventilateurs, auxquels on s’habitue. Après plusieurs nuits, anéanti de fatigue, on oublie le sifflement des pales. Avec un peu de patience, le pire se transforme en anodin. Je souhaite même que les pales ne cessent de tourner. Elles permettent de sécher la lessive, l’air est tellement saturé d’humidité qu’il n’absorbe plus rien. Tout est eau. Le corps coule. Les dix litres de liquide ingurgités quotidiennement, à peine bus filent par tous les pores… Impossible d’endiguer ce flot. Moite et collant, jour et nuit trempé. Je m’attendais à voir ma peau verdir, devenir aussi lisse que celle d’un batracien, apparaître des écailles, naître des branchies.
Ce feulement terrible rend supportable l’insupportable, promet la survie, maintient l’accablante chaleur au-dessous du seuil mortel. Sans électricité, plus de ventilateur. L’alimentation est souvent coupée dans la soirée, quand disparaît le soleil, que l’éclairage public s’allume et que chacun y va de son ampoule pirate. À ce moment-là, alors que tout le jour le soleil a arrosé les façades de sa toute-puissance, le courant s’arrête.
Quand la centrale électrique ne disjoncte pas, l’intensité lumineuse tangue dangereusement… Le courant change de voltage, baisse d’ampérage. Pendant quelques minutes, les lampadaires clignotent, les ampoules chancellent, puis elles redémarrent. Ou toute la cité plonge dans l’inconnu de la nuit. Pas toute la ville, non, quelques instants suffisent pour que les moteurs des groupes électrogènes des grands magasins ronronnent et alimentent les néons intermittents et autres tubes fluorescents énervés. The show must go on ! Et il continue…
Mais, chez vous, les ventilateurs se sont arrêtés de brasser la moiteur. La sueur recommence sa torture. Il faut cette épreuve pour comprendre que le corps est capable de se pisser dessus pour refroidir. J’ai espéré la saison des pluies pour apaiser le bruit des pales et la chaleur suffocante des nuits. Elle est arrivée brusquement alors que je n’y croyais plus…
© Saïd Mohamed, Passage des Indes (2012)
Artisans-voyageurs Éditeurs
Photo: Bénédicte Mercier
Né en Basse-Normandie d’un père berbère, et d’une mère tourangelle. Nomade dans l’âme, il est tour à tour, ouvrier imprimeur, voyageur, éditeur, chômeur, enseignant.
A déjà publié six romans en France : Non lieu, l’Arganier, Artisans Voyageurs, ainsi qu’au Maroc : EDDIF.
Il a publié une dizaine de recueils de poésie, au Dé bleu, à Décharge, et aux Carnets du Dessert de Lune en Belgique.