L’Amérique, la grande, la belle. C’est sous le ciel américain que Catherine Mavrikakis a campé l’action de ses deux derniers romans : Le ciel de Bay City, tragique épopée parue en 2008, et plus récemment, à l’automne 2011, Les derniers jours de Smokey Nelson, roman polyphonique remarquable, tous deux publiés chez Héliotrope.
La mort rôde dans l’Amérique de Mavrikakis, ce pays des hommes libres et de tous les possibles. « L’Amérique n’est pas d’emblée une terre funeste, au contraire. C’est plutôt une terre de rêves, mais bien sûr ces rêves sont souvent faux ou assassinés », nous écrit l’auteure et professeure née à Chicago en 1961. Alors, comment se fait-il que cet espace de rêves et de promesses ait pu se métamorphoser en contrée d’horreurs, de meurtres, de suicides, de fantômes et d’exécutions? Comment le ciel a-t-il pu s’ouvrir encore et encore pour les protagonistes éperdus d’infimes parcelles du rêve américain?
« Je voulais montrer que le Nouveau Monde ne contient pas tout à fait le rêve qu’il promet », ajoute l’auteure. Si ses deux romans ont davantage que la mort en commun, leur décor, l’Amérique est surtout construite sur les restes de désolation et de putréfaction d’un rêve avorté : celui d’un monde beau, propre et neuf, mais qui s’effondre inéluctablement : « J’aime profondément ce pays illusoire où il est possible de croire en demain, malgré l’ignominie des temps. Je suis Américaine. J’ai voulu l’être. », résume la protagoniste du Ciel de Bay City.
Écrire l’Amérique
Amy, une jeune Américaine nourrie à la fumée des usines du Michigan revient dans Le Ciel de Bay City sur le geste commis plusieurs années auparavant : incendier la maison familiale, entraînant dans une mort implacable ses proches, et par le fait même, anéantissant l’histoire américaine et européenne de sa famille : « Tout a commencé sous le ciel de l’Amérique. Le Michigan est complice des morts d’Auschwitz. Il n’est pas le seul coupable. Nous le sommes tous. »
Fille et filleule de rescapées de la Shoah, privilège dont n’a pas pu se prévaloir le reste de sa famille, Amy ressent jusque dans ses tripes le poids de son étrange héritage, celui des camps de concentration et de l’Europe qui s’est déchirée jusqu’à pourrir sur son pied et venir empoisonner l’Amérique, croit-elle. Construit en parallèle, la narration laisse à voir une adolescente tourmentée et une adulte résignée : deux facettes de la même femme, d’une même tragédie. La narration du Ciel de Bay City rend ainsi compte de plusieurs moments de l’histoire américaine, des années 1960 au début du XXIe siècle, pour mieux rendre compte de la fin du rêve américain.
Les derniers jours de Smokey Nelson donne la parole à quatre personnages que le destin a bouleversés à tout jamais, le jour où Smokey Nelson a assassiné une famille de quatre personnes dans un motel non loin d’Atlanta. « J’ai utilisé plusieurs narrateurs dans Les derniers jours de Smokey Nelson, dont Dieu, parce que je voulais montrer les diverses facettes d’un acte qui est commis par l’État : la peine de mort. Je voulais montrer comment l’exécution capitale d’un type coupable venait détruire la vie des gens qui l’ont connu un tout petit peu ou même presque pas. », explique l’auteure.
Ce meurtre gratuit n’aurait pas dû avoir lieu, et Mavrikakis remonte le chemin du deuil, de l’horreur, des cauchemars des proches, de ceux qui restent, de ceux qui attendent, dans l’indignation. Dix-neuf ans après son crime, le meurtrier reçoit enfin l’injection létale, et les trois protagonistes quitteront eux aussi tragiquement le sol américain : suicide, meurtre et crise cardiaque. Personne n’échappe à l’Amérique.
Hanter l’Amérique
Le Ciel de Bay City et Les derniers jours de Smokey Nelson appliquent, en apparence, la loi de la terre brûlée : rien ni personne ne doit survivre. « Oui, mes personnages meurent peut-être à la fin de mes romans, mais je pense que la mort n’est pas propre aux Américains, elle est le propre de la condition humaine. », nous dit l’auteure. Cette constatation a une portée d’autant plus symbolique qu’elle est inéluctable.
« La mort a quelque chose de terrifiant, mais aussi de délicieusement maternel », mentionne Smokey Nelson dans l’ultime chapitre consacré aux dernières heures avant son exécution. Ce dernier envisage la mort comme un retour à la vie après des années passées dans l’attente de son châtiment dans un pénitencier putride de Géorgie.
Dans ce roman, l’Amérique devient un vaste couloir de la mort où croupissent des prisonniers en attente du châtiment des hommes et de leurs lois. Le rêve s’est brisé il y a longtemps pour cet homme. Smokey sait qu’il est déjà mort bien avant de sentir l’aiguille s’enfoncer dans son bras, et il attend ce moment avec impatience : « Après des années d’attente, on venait enfin le chercher. Oui, cela irait vite… La fin était là. Un vrai bonheur! »
L’Amérique du Ciel de Bay City se présente aussi à la manière d’un couloir de la mort sans fin. Les protagonistes hantent le territoire, ce sont des morts en devenir qui attentent l’heure fatidique :
Le ciel de l’Amérique est multicolore, mais il ne porte que les couleurs d’une peine. Il héberge l’extermination des Amérindiens, abrite les désespoirs et les génocides de tous les exilés venus trouver refuge dans le grand cimetière qu’est cette terre. Ils sont venus de partout pour enterrer leurs espoirs, pour enfouir leurs douleurs dans les réserves des autres, de ceux dont les ancêtres naquirent ici, avant d’être massacrés.
Le ciel de l’Amérique est toujours en deuil du mal qu’il a su enfanter. Le ciel de l’Amérique est bleu, saignant. C’est une plaie béante, une hémorragie.
La mort ne finit plus de poursuivre des protagonistes à la dérive, thème cher à Catherine Mavrikakis.Son écriture toujours précise, tentant de retarder un peu plus la mort, mais l’annonçant chaque fois dans ses moindres détails. L’Amérique est un terrain fertile pour Le ciel de Bay City, relu avec plaisir, et Les derniers jours de Smokey Nelson, nouvelle part de l’enquête américaine brillamment amorcée, il y a quelques années déjà, par l’auteure, et qui espérons-le, trouvera encore d’autres territoires à hanter.
© Annabelle Moreau 2012
Photo: Jean Bernier
Annabelle Moreau aime les mots, les livres, et les auteurs aux noms étranges, bref, la littérature sous toutes ses formes, mais aussi le cinéma, les arts visuels et la photo. Elle est tour à tour journaliste pigiste, rédactrice, réviseure et traductrice et possède son propre blogue sur les déboires et les désillusions d’une écrivaine (https://lesintemperies.wordpress.com/).