Après-midi d’un écrivain en pyjama. Entretien avec Dany Laferrière, réalisé par Annie Heminway
avril 13

 

Au premier abord, Journal d’un écrivain en pyjama semble être un Guide du Routard de l’écriture – dans et hors des sentiers battus – riche en tuyaux, techniques, anecdotes. Puis très vite, le lecteur est embarqué dans une réflexion profonde sur l’écriture. Pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant ?

J’ai 60 ans cette année. Je voulais jeter un coup d’œil dans le moteur. Au fil du temps, j’ai compris qu’on n’écrivait pas uniquement avec les émotions et les idées et qu’un roman nécessitait un certain nombre de corps de métier : architecture, menuiserie, électricité, certaines compétences médicales, un certificat de psychologie primaire, un rapport de bon voisinage avec les confrères de la bibliothèque, et aussi un sens de la proportion, de la lumière et du rythme.  Je suis donc descendu saluer tous ces gens dans la salle des machines.   

Journal d’un écrivain en pyjama est non seulement une incitation (excitation) à la lecture, mais aussi une invitation dans votre bibliothèque. Pourquoi offrir ce merveilleux plongeon au lecteur ?

À la question qui revient souvent : « d’où venez-vous », j’ai toujours pris soin de mentionner la bibliothèque. C’est vrai qu’on vient d’un lieu précis, et que ce lieu forme notre sensibilité. C’est durant l’enfance que tout se joue. Et cela pour tout le monde. Mais pour un écrivain il y a un autre lieu tout aussi important et c’est la bibliothèque. C’est là qu’il retrouve des gens qui légitiment son ambition démesurée de créer un univers vivant avec une feuille de papier et 26 lettres de l’alphabet. On écrit parce que d’autres ont écrit avant nous. Pour répondre à cette question d’où je viens, j’invite donc les lecteurs à visiter ma bibliothèque. Une bibliothèque se fait autant avec les livres qu’on a lus et ceux qu’on espère lire. C’est un espace de jouissance comme de désir.

Selon Rilke, « Personne ne peut vous aider ni vous conseiller. Personne. Il n’est qu’un seul moyen, rentrez en vous-même ». Ce livre prouve-t-il le contraire ?

Ce livre bourré de conseils cherche à aider le jeune écrivain que je fus. J’ai écrit dans ce moule.  On ne peut l’utiliser qu’une fois. Il faut le lire comme un roman des idées, des lectures et des techniques. Il ne peut servir qu’à exciter le lecteur à lire, ou à comparer ses lectures avec celui du narrateur. Ou même à écrire, peut-être pour faire autrement. On ne pourra jamais dessiner la carte définitive de cette forêt que ces 26 lettres ont fait pousser. La forêt c’est la bibliothèque où le jeune écrivain pénètre avec une hache pour se frayer un chemin. Le premier arbre qu’il coupera sera peut-être mon livre.

Comment expliquer cet insatiable désir de lire et ce pur plaisir d’écrire ?

J’ai mis longtemps à savoir que j’étais ce lecteur dont on parle. C’est que je ne faisais que lire.  J’ignorais qu’on m’observait. Une fois, à New York, un ami m’a montré quelques albums de photos d’école qu’il a conservés. Sur toutes les photos, prises au fil des ans, on ne voyait que mes cheveux : j’étais penché à lire. Comme je trouvais étrange de le retrouver toujours assis à côté de moi, il m’a confié qu’on l’avait chargé de m’obliger à regarder l’objectif de la caméra, ce qu’il n’a jamais réussi à faire. Et dire que je serai plus tard si souvent photographié pour avoir tant lu et si peu écrit. Je suis toujours étonné qu’on me qualifie d’écrivain. Je n’ai pas conscience d’avoir écrit, sauf pour dire ce que j’ai vu ou lu. Il n’y a pas chez moi le goût des mots, ni un grand sens littéraire. J’écris pour fixer une image logée sous mes paupières. Et j’essaie de dire des émotions complexes dans un style direct. Au fond, je suis un lecteur qui écrit.

L’art de séduire de Laferrière annihile-t-il l’art de persuasion de Vargas Llosa ?

On voit les choses selon notre tempérament. Vargas Llosa aime peut-être qu’on lui donne raison.  Je voudrais toucher les gens à un autre endroit qu’à la tête. Je ne dis pas le cœur car c’est un lieu si intime qu’il est difficile de savoir si on l’a atteint. J’évite de parler du cœur qui vous lie parfois trop profondément à quelqu’un qu’on n’a jamais vu (le lecteur). J’aime quand le lecteur sourit en me lisant et qu’il passe à un autre écrivain juste en allongeant le bras vers l’étagère de la bibliothèque. Je voudrais être tout simplement un de ces types qu’on croise dans sa bibliothèque et qu’on invite parfois à un tête-à-tête. Je ne tiens pas à habiter le lecteur, ni à ce qu’il ne lise que moi, ou ne voie les choses que de mon angle. Je vois la lecture comme un buffet chinois où l’on trouve de tout. Mettez ceci et cela dans votre plat et asseyez-vous là pour déguster votre repas. Et si vous avez encore faim, essayez d’autres bonnes choses, car c’est sans fin.

Alors que, depuis toujours, tant d’écrivains et philosophes européens se suicident en série, pourquoi en Haïti ne compte-t-on que si peu d’écrivains suicidés ?

Surtout au Japon où, durant une époque, ce fut quasiment une mode. Les écrivains se croyaient le point focal des douleurs de leur société. Pourquoi ne sont-ils pas des modèles de bonheur?  Pourquoi ne cherchent-ils pas à donner goût de vivre ou de devenir des figures de la mort?  Il y a un peu de vanité dans tout cela, car l’écrivain ne vit pas l’époque plus intimement que quiconque. On écrit précisément parce qu’on a l’impression de ne pas savoir c’est quoi la vie, alors comment saurait-on mieux pour la mort. J’entends dans leur suicide le «Je meurs pour vous sauver» du Christ.  Et si la vie était simplement ce qu’on vit?  En Haïti, par exemple, on cherche par tous les moyens à rester en vie «pour voir la fin du film», comme on dit.  Chez nous un seul écrivain s’est suicidé, et c’est Edmond Laforest. Pour protester contre l’armée américaine qui venait de fouler le sol d’Haïti en 1915, il s’est noyé dans sa piscine, avec un dictionnaire Larousse au cou.

Un dimanche après-midi rêvé, en pyjama. Avec quel écrivain aimeriez-vous le passer? Borges, Hemingway, Tostoï, Highsmith, Roth, Williams, Capote…

Borges, bien sûr, parce qu’il n’a rien d’autre à faire. C’est déprimant de parler avec quelqu’un qui regarde sans cesse sa montre, vous donnant l’impression qu’il attend d’aller pêcher (Hemingway). Surtout que Borges n’a pas de sujet précis : il aime butiner. Il peut faire des digressions éblouissantes sur tout, comme Malraux. Mais Malraux ne passera pas dix minutes avant d’enfourcher ses bottes d’aventurier pour vous emmener en Chine, au Vietnam, au Louvre, à la Renaissance, mélangeant lieux et genres jusqu’à vous donner le tournis. C’est un énervé qui ignore l’art de la sieste. Cela dit je vois mal Borges en pyjama, lui qui est toujours tiré à quatre épingles. J’ai pensé à Tolstoï, mais j’ai peur de ses silences qui précèdent de longues tirades moralisatrices prélude à une crise mystique. Rilke, je passerai mon temps à regarder les miettes de pain dans ses moustaches, et à me demander s’il va s’évanouir. Et Capote est trop people pour moi, et je n’ai pas envie le dimanche d’apprendre que Marilyn Monroe est frigide et Kennedy impuissant, et que c’est pour cette raison qu’ils sont autant attirés l’un vers l’autre.  Définitivement Borges.

Comment un jeune Haïtien réagit-il à ce livre aujourd’hui?

C’est lui seul qui peut savoir une pareille chose. Et pas tout de suite, car un livre met du temps avant d’exploser dans la tête du lecteur. Surtout qu’en Haïti, les gens lisent plusieurs fois un livre qui les intéresse. Dans deux ans, on saura.

Ce livre en cache-t-il un autre?

Je ne sais pas. En tout cas, il en contient plusieurs. C’est peut-être, le premier arbre (ou le dernier) qu’on voit quand on pénètre dans mon boisé.  
        

© 2013, Dany Laferrière et Annie Heminway



Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis Bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est codirectrice littéraire, avec Ève Pariseau, pour le contenu français du Salon .ll.

 


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