À chacun les siens, par Marie-Andrée Lamontagne
septembre 12

Au début du siècle dernier, il existait près de 500 variétés de pommes de terre, selon les propriétaires du moulin de Chauffour, en Beauce française, qui recensent et décrivent nommément, sur leur site, chacune d’entre elles. Le Guide Clause (destiné au jardinier français), dans son édition de 1987, répertorie 32 variétés de pomme de terre communément cultivées de nos jours, en donnant les caractéristiques de chacune, la taille et la forme du tubercule, les principales utilisations, l’aptitude à la conservation ou la précocité. La belle de Fontenay, par exemple, se présente sous la forme de «petits tubercules claviformes et réguliers», sa chaire est la meilleure et elle fait d’excellentes pommes sautées, mais elle ne se conserve pas longtemps. Pour les frites, la primura ou la bintje font très bien l’affaire. La désirée, la sirtema et l’ackersegen, celle-ci plus tardive, sont succulentes en purée. Et la ratte, aux «petits tubercules réniformes», est parfaite en salade.

Trente-deux variétés, ce ne sont pas les cinq cents d’antan, mais ce nombre est au moins quinze fois plus élevé que le faux dilemme patate rouge/patate blanche auquel était presque toujours confronté, jusqu’à il y a peu, le consommateur québécois au supermarché, en dépit d’une production qui, ces dernières années, au Québec, s’est considérablement diversifiée.

Si l’éventail offert des pommes de terre s’est refermé de la sorte, au fil du temps, et de manière plus radicale encore en Amérique du Nord, c’est que les impératifs économiques – faut-il s’en étonner? – l’ont emporté en matière de culture et de commerce de pommes de terre. Les variétés plus coûteuses à produire, de rendement plus faible, plus difficiles à conserver, à l’apparence et au goût plus typés ont disparu peu à peu des étals. Et si certaines d’entre elles, sous la poussée du bio, du développement durable et du mouvement slow-food refont leur apparition, à prix fort, au rayon chic des supermarchés, l’agriculture à grande échelle et la distribution de masse n’en ont que faire – et le commun des mortels est souvent privé d’un plus vaste choix.

Mais imaginons qu’un État, motivé par le rôle qu’il estimerait de premier plan joué dans l’alimentation, par cet humble légume, ait un jour émis un décret qui en fixe le prix de vente au public. Ce point établi, les producteurs, désormais assurés d’un revenu minimal, auraient moins cherché le rendement et davantage à se démarquer de la concurrence par la qualité et la variété de leurs produits, non par leurs seuls bas prix – du reste fixés par des intermédiaires et les aléas des récoltes, non par eux-mêmes.

Nous n’en sommes pas là. Il n’empêche que l’idée de réglementer le prix d’un aliment jugé de première nécessité n’est pas tout à fait farfelue. En France, depuis la Révolution française, et en souvenir des famines qui l’avaient en partie provoquée, le prix de la baguette est réglementé, moyennant quoi son prix est encore aujourd’hui bien inférieur à celui qu’il serait suivant l’inflation. Du coup, chaque jour, le Français choisit surtout le boulanger où acheter sa baguette, dès lors que, à prix égal, la qualité des baguettes varie considérablement d’un établissement à l’autre – pour ne rien dire des autres variétés de pain, celles-là offertes à des prix libres. Le savoir-faire de l’artisan-boulanger et les goûts du public sortent gagnants de cette mesure.

Si j’ai choisi des exemples agro-alimentaires français en guise de préambule, c’est que la France a introduit en 1981 une loi sur le prix fixe du livre qui, plus de 30 ans après son adoption, est encore aujourd’hui une référence obligée dans le monde du livre, en dépit des bouleversements qu’a connus depuis ce bien culturel. Le Québec, comme d’autres pays européens qui ont déjà adopté le prix fixe, ferait bien de s’inspirer de l’exemple français. Je suis résolument en faveur de l’établissement d’un prix réglementé pour le livre. Le livre, imprimé et numérique, n’est pas un bien de consommation comme les autres. Ni patate, ni baguette, il est mieux encore : vecteur de connaissances, dispensateur de plaisirs, lieu privilégié de la lecture, instrument d’évasion, lorsqu’il est divertissement, mais aussi de libération et de mobilité sociale, lorsqu’il forme l’esprit, le jugement, et permet d’acquérir une culture générale. Le livre a donc plusieurs fonctions, toutes d’une importance capitale dans la formation de l’individu et l’orientation d’une société. Par conséquent, son commerce, sur tous supports, ne saurait être laissé aux seules forces du marché, dont l’expérience a montré, dans le monde du livre comme dans d’autres domaines, qu’elles provoquent l’émergence de quelques gros joueurs, ceux-ci plus industriels que jamais avec l’arrivée du numérique, et un nivellement par le bas de l’offre, renvoyant à autant de niches les objets qui ne s’inscrivent pas dans une stratégie commerciale conçue en fonction de produits formatés, à rotation rapide et prévisible.

Heureusement, le livre résiste à de telles stratégies, en raison de sa nature multiple. Un livre de cuisine est un livre. Le premier roman d’un inconnu aussi. L’ouvrage de poésie l’est également, tout comme le sont les mémoires de la star, l’étude de l’historien, l’essai de l’intellectuel, le manuel de l’élève, le beau livre richement illustré, la pléthore de romans qui paraissent dans leur infinie et renouvelée déclinaison en sous-genres. Chacun de ces livres doit pouvoir exister un temps, suivant son rythme propre, puisqu’il s’est trouvé un auteur pour l’écrire et un éditeur pour y croire et le publier, et il pourra d’autant mieux le faire si son prix demeure stable d’un point de vente à un autre et que les modes de gestion et les pratiques de mise en marché qu’appelle un certain type de livre (par exemple, le best-seller) ne deviennent pas la règle imposée à tous. Car c’est bien là l’esprit de cette mesure que, au Québec, voyant ses bienfaits ailleurs, les acteurs du milieu appellent depuis plusieurs années de leurs vœux. Il ne s’agit pas de décréter de façon arbitraire que tous les romans de 250 pages se vendront, disons, 21,95$. Mais de s’assurer que tel roman, de tel auteur et portant tel titre, sera disponible partout au Québec au même prix, raisonnablement fixé par l’éditeur ou l’importateur (dans le cas de livres étrangers), selon des paramètres et des modalités à convenir pour ce qui est de la durée, des réductions, etc. Et que les mémoires de la star seront logés à la même enseigne, dans la librairie indépendante, dans les grandes surfaces ou sur les sites de vente en ligne. Au passage, l’adoption d’une telle loi, faite dans le but de préserver la diversité, fera apparaître les professions de vertu des géants pour ce qu’elles sont : des mensonges dictés par l’intérêt. Non, les prix cassés  ne sont pas une aubaine pour le public-lecteur consommateur, puisqu’ils saignent les libraires et les auteurs, et se traduisent, à plus ou moins brève échéance, par une réduction de l’offre visible aux seuls livres qui se vendent et par la disparition de plusieurs librairies indépendantes, les mieux disposées envers la littérature. Non, la numérisation des fonds entiers des bibliothèques par un célèbre moteur de recherche, au mépris du droit d’auteur existant, n’est pas une entreprise philanthrope pour rendre le savoir accessible à tous et constituer une quelconque bibliothèque de l’humanité, mais une âpre recherche de «contenus», pour reprendre un terme emprunté au marketing des médias, lesquels contenus sont pour Google une impérieuse nécessité. Non, la décision d’Amazon de vendre à perte ses livres numériques, en cassant les prix, n’est pas motivée par la volonté de démocratiser le livre et la lecture, mais par celle d’établir un monopole sur le commerce numérique en tous genres (film, musique, vidéo, livres), au détriment de son titanesque concurrent.

L’assurance d’un prix fixe, quel que soit le point de vente, est indispensable au commerce du livre. Cette assurance préservera l’éditeur de la tentation du best-seller à tout crin et l’incitera à continuer de prendre des risques, à jouer du flair et du goût dans la constitution patiente de son catalogue. La mise en marché du livre s’en trouvera plus civilisée; distributeurs et diffuseurs s’attacheront à la spécificité des ouvrages qu’ils ont pour tâche de mettre en valeur, chaque catégorie appelant des stratégies commerciales à l’avenant. Cette assurance préservera le métier de librairie, lequel métier n’a jamais cessé de se transformer depuis son apparition au XVe siècle, dans la foulée de la généralisation de l’imprimerie, et saura encore le faire, pourvu que les conditions de son exercice permettent au libraire d’en vivre et de se singulariser par ses choix, la connaissance fine de son fonds de commerce, sa curiosité, la qualité du service offert.

Aux écrivains, par qui tout commence, cette assurance agira comme une garantie. Ils ne seront jamais trop nombreux, trop différents ou trop singuliers; ils auront beau écrire l’ouvrage le plus inattendu ou le plus convenu, avec toute la gamme d’hybridation possible entre les deux : il se trouvera toujours, tôt ou tard, un lecteur – au moins un, puis deux et trois et mille… – pour s’intéresser à ce livre que la machine aux rouages préservés aura mis sur son chemin. En somme, chacun saura trouver les siens. Et c’est alors qu’apparaît le premier bénéficiaire d’une telle mesure : le public.

Ma prise de position en faveur du prix réglementé du livre ne fait pas l’impasse sur les difficultés que soulève cette mesure hautement culturelle. Simplement, elle ne les tient pas pour insurmontables. Après tout, entre le tabac, le lait, le poisson, le porc, l’heure d’ouverture des commerces de détail, la vente d’alcool dans les restaurants, la musique d’expression française à la radio, le sous-titrage des films, pour ne nommer que ceux-là, les secteurs de commerce réglementé, au Québec, voire au Canada, ne manquent pas, et la libre-concurrence ne s’en porte pas plus mal. Pourquoi le livre – surtout le livre – ne pourrait-il pas l’être au moment d’en fixer le prix de vente, et cela au nom du bien commun? Seule une volonté politique saura trancher en la matière, tracer la ligne de démarcation entre avant et après, aplanir les difficultés, tirer un enseignement des expériences française, allemande, danoise et autres, tout en les adaptant à l’ère numérique. Vivement qu’elle se manifeste.


Note : Rédigé à l’invitation de l’Association des distributeurs exclusifs de livres de langue française (ADELF) et l’Association des libraires du Québec, ce texte a d’abord paru en août 2012 sur le site noslivresajusteprix.com. NDLR : [Nous tenons à remercier Karine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec, qui autorise le Salon .ll. à reproduire le texte de Marie-Andrée Lamontagne sur notre site.]

Marie-Andrée Lamontagne

Écrivain, journaliste, éditrice

 


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