Sur le chemin de Compostelle
avril 16


[Photos: Katharine B. Soper]

Le 2 juin, de Puenta la Reina à Estella

Le lendemain matin nous reprenons notre chemin. Il faut d’abord traverser Puente la Reina (le pont de la Reine), pont piétonnier situé près du village médiéval du même nom. Le pont enjambe la rivière Arga. Sur le conseil de Ian, un avocat australien, je fais un détour pour suivre un sentier qui mène au nouveau pont d’où je pourrai admirer le pont de la Reine. Poursuivant mon chemin, je longe les maisons en pierre aux magnifiques roseraies, les terrasses bordées de géraniums, et quelques cafés, puis je passe devant une supérette en train de se réveiller. L’air est immobile et parfumé ; le ciel, un mélange de pastels.

       J’arrive au nouveau pont. Je commence à traverser. Et je m’arrête à mi-chemin. Après avoir posé mon sac à dos, je m’accoude à la rambarde. Mon regard est fixé sur la rivière et, plus loin, sur le vieux pont. J’ai l’impression de regarder une affiche touristique grandeur nature. De cette affiche, cependant, émanent les murmures de l’eau et les parfums d’été. Je vois la pure réflexion des arches du pont dans l’eau azur : elles ressemblent à de gigantesques lunettes dont les montures encadrent ce que j’entraperçois du fleuve et de ses environs. De nombreux pèlerins traversent le pont de la Reine—en groupe, ou seul. Leur marche sportive et leurs gestes expriment un certain espoir. Ils semblent animés par une force indicible. Leurs bâtons de pèlerin sautillent au rythme d’un chef d’orchestre invisible. Une fois de l’autre côté, ils empruntent un sentier sinueux à quelques pas du nouveau pont.

       Je suis tentée de le franchir et d’opter pour le sentier : c’est plus direct. J’abandonne l’idée d’un raccourci…  Aujourd’hui, je veux faire partie du flux humain qui traverse le vieux pont, comme l’a traversé ce même flux pendant des siècles. Pourtant j’ai du mal à trouver la route vers le pont de la Reine. Pendant une demi-heure, je fais des allées et venues sur la route principale, manquant à chaque fois l’entrée, clairement indiquée, du chemin vers le vieux pont, trop enivrée par la douceur de l’air matinal et la fragrance des roses.

       Lorsque je pose un pied sur le pont de la Reine, je me rends compte que mon effort en a valu la peine. Sa grandeur, sa beauté m’éblouissent. Ses blocs de pierre grisâtre ont été taillés à la main, à l’aide d’outils rudimentaires, dans des proportions parfaites. Je ralentis. Chaque pas me procure un immense plaisir. J’adore marcher sur ces pierres polies par les semelles des pèlerins des siècles durant. Mon témoignage de respect pour cette tradition est soudain récompensé par une sensation de force et de détermination qui provient de mes devanciers. Je ressens leur énergie qui me fortifie comme une gorgée de thé chaud par un après-midi d’hiver. Sur le pont, debout, enrobée physiquement et mentalement par le Camino, j’éprouve une profonde sensation de calme intemporel.

       Magnifique, me dis-je, cette existence à l’écart de la réalité quotidienne.

       Quelques instants plus tard, après avoir rebroussé chemin, je retrouve Jacques et Maïté.

       Je leur parle de mon émoi la première fois que j’ai vu le pont, et des sentiments qui m’ont envahie en le franchissant.  « Tu prends le temps de vivre », me dit Jacques.

       Je suis abasourdie par cette remarque. La réponse qui me vient à l’esprit est une question : « Tu veux dire que c’est ça la vraie vie ? »  Nous marchons en silence, échangeant un mot ou deux de temps à autre. Je ne peux deviner leurs pensées. Les miennes sont attirées par l’idée que la vie authentique est autre qu’une existence chargée d’obligations, de responsabilités et de succès.

       Nous faisons une pause vers onze heures. Lorsque Jacques et Maïté se rendent compte que je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner, ils proposent de me faire un café sur leur réchaud. Nous décidons d’attendre car il y aura sans doute un bistrot ouvert dans le village que l’on aperçoit perché sur sa colline. Après quatre jours de route, je comprends comment on choisissait l’emplacement d’un village au Moyen Âge—on le bâtissait au point culminant de la région. C’était, bien sûr, pour la protection des villageois, mais pas seulement. L’église—le cœur et l’âme du village—devait régner d’en haut, entourée des maisons de ses fidèles qui comptaient sur elle pour les protéger et les guider, aujourd’hui comme jadis. Logique pour les habitants, cette position stratégique est en revanche laborieuse pour les pèlerins. Pour ces marcheurs de fond, de tels chemins sont pénibles. Gravir une colline et la redescendre, jour après jour, se résume à soigner tendinites, ampoules et que sais-je ?

       Hors de question de prendre la route qui contourne la colline—et de ne pas contempler l’église. Après tout, nous sommes en pèlerinage !

       Aujourd’hui nous continuons notre chemin comme d’habitude. De Puente la Reina, le Camino remonte jusqu’au premier village pour atteindre l’église, et redescend par l’autre versant. Puis le Camino sillonne à travers les vignobles pour rejoindre un autre village où l’église trône au sommet d’une colline toujours plus escarpée. Maïté baisse la tête et entame l’escalade. Le parcours achevé, elle ira à la messe de midi. Alors que Jacques part en vadrouille, je cherche un café pour prendre mon petit déjeuner.

       J’en trouve un trouve tout près: un café-restaurant où l’on peut prendre une boisson sur la terrasse qui donne sur le jardin municipal. On entend le doux ruissellement d’une jolie fontaine en pierre. Une odeur savoureuse émane de la cuisine où l’on fait dorer la viande avec de l’ail et des oignons—c’est le déjeuner dominical qui mijote. Seule cliente, j’ai le choix de tables. J’en prends une petite, ronde, en mosaïque bleue. Deux chaises en fer forgé avec vue sur jardin. D’ici, je distingue le clocher de l’église. En contrebas, des maisons en pierre aux jardinières garnies d’énormes géraniums rouge vif et pourpre, accrochées au flanc de la colline. La cloche sonne le quart d’heure. Sa réverbération métallique semble provenir d’un passé lointain. Une légère brise me fait le plus grand bien dans la chaleur étouffante de la matinée. Je m’attarde sur la terrasse une bonne heure, heureuse de boire mon café, de manger un yaourt et des amandes et d’écrire mon journal.

© 2016 Katharine B. Soper et Zoran Minderovic 


Katharine B. Soper [Photo : Jacques Mouchel]

Katharine B. Soper arpente depuis 2002 les routes du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Avocate et médiatrice, docteur ès lettres (littérature française), professeur de français à l’Université d’Alaska, professeur d’anglais à Bordeaux et à Bogotá, auteur et rédactrice de guides pratiques pour avocats, ancien superviseur des travaux sur l'oléoduc d'Alaska, elle jouit maintenant de sa vie de retraitée.


Zoran Minderovic 

Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.


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