Pastoureau, Wittgenstein et l’œuvre au noir, par Zoran Minderovic
avril 17



Les philosophes ne s’étonneront pas de trouver une lucide explication de la pensée de Ludwig Wittgenstein dans un livre aussi délicieusement indéfinissable que Les couleurs de nos souvenirs de Michel Pastoureau, car il est impossible de comprendre un philosophe inclassable en ne s’appuyant que sur un discours linéaire et bien défini—autrement dit : spécialisé.


Michel Pastoureau

Demeurant, pour le moment, dans l’ombre de la paradoxologie de Wittgenstein, ce philosophe qui est mystique et positiviste logique, en même temps, je définirais Pastoureau comme un grand spécialiste dont le discours multiforme, multidimensionnel et polyphonique, dépasse, de par sa nature, toute écriture experte, pour la simple raison que son expertise, qu’il s’agisse de Wittgenstein ou de la couleur du Moyen Âge, est universelle. Par exemple, Pastoureau aborde un texte de Wittgenstein portant sur la couleur noire (Les couleurs de nos souvenirs, p. 172-173), dans un esprit ludique, c’est-à-dire wittgensteinien, connaissant bien, même mieux que les philosophes professionnels, l’essence ludique de la pensée du philosophe autrichien.

Pastoureau critique les propositions autant catégoriques que problématiques, dans Bemerkungen über die Farben (Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, traduit par Gérard Granel, Trans-Europ-Repress, 1984), où le l’auteur, dans fragment 156 de son livre, nie l’existence du noir luminescent, contredisant, paraît-il, l’expérience de la luminosité que l’on trouve, comme Pastoureau nous rappelle, chez de nombreux peintres, y compris Vélasquez, Manet et Soulages.

En lisant Pastoureau, on se rend compte de l’ambivalence ludique des assertions wittgensteiniennes. Ainsi le noir luminescent, un noir prétendument inexistant, jaillit, brusquement, lorsque Wittgenstein se demande pourquoi le noir brillant et le noir mat ne portent pas des noms de couleur différents (Pastoureau, p. 172). Mais ces noms existent, s’exclame Pastoureau, dans les langues indo-européennes, notamment le latin et les langues germaniques. Est-il possible, nous demande Pastoureau, que Wittgenstein ignore ce fait linguistique ? Peut-être, si on qualifie cette ignorance comme docte ou ludique.

Que l’ignorance de Wittgenstein soit ludique, s’imbriquant dans son architecture vertigineuse des jeux de langage, Pastoureau ne laisse aucun doute, en caractérisant, hypothétiquement, cette ignorance comme une feinte par laquelle Wittgenstein nous propose un jeu qui permet l’inexistence d’un existant—un jeu, autrement dit, qui facilite un questionnement infini, libre de toute entrave physique ou métaphysique. Il est facile de discerner ce questionnement ouvert dans l’œuvre de Michel Pastoureau, qui nous incante, par sa luminosité polychromatique, toutes les harmonies du noir.  

© 2016, Zoran Minderovic 
 


Zoran Minderovic

Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.

 

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