Montaigne, notre contemporain I
juillet 16

Ceux qui stigmatisent l’ignorance comme une boîte de Pandore d’où sortent tous les maux du monde, y compris la passion de l’ignorance, que Lacan rapproche de la fameuse dyade (vie et mort) pulsionnelle de Freud, devraient lire « Des boiteux » (Essais, III, xi). On suppose qu’il serait raisonnable, si l’on n’est pas de la classe dirigeante, de voter contre un candidat qui déteste les pauvres, et pourtant tout démagogue élitiste peut toujours compter sur le soutien de nombreux défavorisés.

À la différence d’une anthropologie optimiste, Montaigne rejette le fétichisme de la raison : « Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. » Montaigne a raison. Si l’être humain était un animal raisonnable, cet écheveau de mensonges, délusions et superstitions que nous nommons « réalité politique » serait impossible, voire impensable. Un exemple de cette irrationalité est la décision de la Grande-Bretagne, lors du récent référendum, de quitter l’Union européenne—un triomphe de l’idéologie sur le bon sens, une caractéristique nationale dont les Britanniques sont si fiers. Et pire que notre irrationalité tout court est notre dévotion prosélytique à la déraison qui se manifeste par une universalisation de notre folie individuelle. Écoutons Montaigne : « Ainsi va tout ce bâtiment s’étoffant et formant de main en main : de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C’est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre. » Dans une étude éclairante (« « Lâcher la bride » : tolérance religieuse et liberté de conscience dans les Essais de Michel de Montaigne », Cahiers philosophiques, 2008/2, No 114, p. 27-39), Biancamaria Fontana explique une des thèses fondamentales de notre texte (« Des boiteux ») : « Ici comme dans d’autres parties de l’ouvrage, la vérité se heurte à ce trait particulier de la nature humaine qui est la capacité de croire passionnément même aux idées les plus improbables et absurdes. » Ce n’est pas l’ignorance qui suscite nos croyances les plus démentes. Il s’agit d’un trait profond et indéfinissable de la nature humaine que Montaigne connaissait si bien.

© 2016, Zoran Minderovic


Rédacteur associé du Salon .ll. Zoran Minderovic

Chercheur, traducteur, relecteur (membre du PEN Canada) et écrivain, Zoran Minderovic a traduit des livres de Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva et Félix Ravaisson en serbe. Il est rédacteur associé du Salon .ll.

 


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