Critique: Le Fou, Le Roi et Le Prince
Mary Kay Office Lazarus
avril 18

Nombreux sont les critiques qui décrivent Le fou du roi comme un conte oriental, désignation trompeuse qui donne une impression erronée. Le fou du roi n’a pas lieu dans une époque indéterminée ni dans un espace choisi pour dépayser le lecteur. Dans ce roman, il ne s’agit pas de merveilleux ni d’actions irréalistes. Oui, le décor est exotique pour ceux qui ne vivent pas au Maroc, mais c’est le pays natal de l’écrivain, dont les mots –Sidi, fqihroumi, méchoui, toubib, youyous, djellaba, par exemple – colorent la narration.

Le fou du roi est fondé sur une expérience vécue par Binebine et sa famille. L’écrivain affirme que toutes les anecdotes ont été relatées par le fou du roi. Néanmoins, il ajoute, Tout est vrai même s’il faut relativiser car tous les conteurs sont de grands menteurs et mon père était sans doute le plus grand menteur de la planète. Le fou du roi est aussi un livre sur une forme de gouvernement absolu. Dans la même tradition que Le Prince de Machiavel, ouvrage fondé sur de véritables expériences, dont le sujet est la connaissance des actions des grands hommes acquise au prix d’une longue expérience des choses de ce temps et de la lecture continuelle de celles de l’Antiquité, le roman de Binebine examine comment un homme est devenu un monarque absolu et comment il a su garder le pouvoir.

Les deux ouvrages sont écrits dans un style simple et limpide, jamais moralisateur. Celui de Machiavel est d’une logique froide et d’une méthode rigoureuse; celui de Binebine est envoûtant, bien que dénué de remords et de regrets. Un drame où des éléments dissemblables se côtoient; le comique et le tragique; la douce torpeur d’une nuit sans lune et l’un des bagnes à la réputation si terrible [que l’] on n’osait prononcer son nom ; l’amour maternel et l’amour du pouvoir; l’esclavage imposé et l’esclavage choisi, pour n’en mentionner que quelques-uns. C’est le génie de Binebine d’insuffler de l’émotion au rythme palpitant et aux refrains mélodieux dans un indéniable pan de l’histoire. L’imparfait, le présent, et le passé simple (rarement le passé composé) se déplacent avec grâce et prestance dans cette œuvre qui se lit comme une pièce de théâtre où chaque scène est un raccourci poétique et visuel de maintes anecdotes paternelles. Pendant que le spectacle se déroule, nous prenons plaisir - et, ce faisant, devenons nous-mêmes hypocrites - à observer les mœurs de cette cour au service d’Hassan II et où le fou du roi demeure après le crime et le châtiment de son fils.


 

 





Trois chapitres en particulier mettent en lumière le brillant talent de Binebine. Le premier chapitre commence par la phrase Tout paraissait normal, mais rien ne l’était vraiment, scène parfumée et alanguie, où nous faisons la connaissance du fou du roi, l’érudit à la mémoire d’éléphant dévoué au service du roi, et de Sidi lui-même, souffrant. À la répétition de tout paraissait normal, mais rien ne l’était, s’ajoute quand le lion est à genoux… contrastant avec son pouvoir d’autrefois: les rugissements d’antan et son incapacité actuelle, l’écho timide d’une vie brûlée par les deux bouts. Génial, ce court paragraphe qui résume toute une vie.

Le fou du roi reprend une troisième fois le refrain, Tout paraissait normal, y ajoutant mais moi je ressentais comme une boule de chagrin, avant de professer son amour de Sidi: Je priais Dieu matin et soir de délivrer mon Seigneur de son mal et, s’il le fallait, s’il n’y avait pas d’autres recours, de me l’infliger à sa place. Profession d’adoration sidérante lorsqu’on pense au fils du fou du roi condamné, par Sidi lui-même, à une prison où l’on est parvenu…à le décharner, à le réduire à des os et des nerfs tel un arbre à l’abandon brûlé par le soleil du sud. Également marquante, sa déclaration de ressentir physiquement la douleur du roi, les contractions qui lui tordaient les boyaux, les fourches qui lui transperçaient les flancs, des sentiments qui inspirent au fou du roi un inventaire de ses propres qualités - au premier abord un revirement dépourvu de logique - ces qualités qui ont fait de lui un serviteur incontournable et indispensable: son amuseur à l’imagination intarissable; son théologien attitré; son consultant littéraire; et sa référence incontestée dans l’univers fabuleux de la poésie, le témoin de ce temps…ce temps béni qui semble n‘avoir jamais existé.

La troisième répétition et, ici, la quatrième de ce refrain aux variations révélatrices nous permettent de discerner la véritable nature de son dévouement pour le roi : Tout paraissait normal suivi par mais rien ne l’était pour votre serviteur. À la mort du roi, cette écume de la lie et du moisi de Marrakech que rien ne prédestinait à côtoyer ne sera plus à devenir le centre du monde où mon maître…me regardait, m’admirait, me prêtait volontiers l’oreille, attendait de moi le bon mot, la répartie subtile, le lien érudit de telle situation avec une autre qui se serait déroulée dans la cour d’un calife du temps des Omeyyades, et que j’agrémentais d’anecdotes piquantes, de retournements imprévus, de suspense. Ses talents n’auront plus l’occasion de s’épanouir devant une telle audience. Suite à la révélation égoïste à la base de son dévouement au roi, cette première scène au palais se termine dans la salle des cadeaux où ressortent la cruauté et l’imprévisibilité de son maître moribond. L’écrivain martèle l’ironie tragique de cette histoire d’amour.

Le deuxième chapitre oppose le réel au fictif: Voilà des semaines que tout le monde faisait semblant dans la maison royale… je me glissais dans le confortable habit de ma fonction officielle, me plongeant dans l’empire de l’affabulation dont je m’évertuais à soigner la vraisemblance. Tout en parlant de sa rivalité secrète avec la petite-fille préférée de Sidi, de son amitié à la fois improbable, comique, sincère, avantageuse, et mercantile avec le poète de Marrakech, le fou du roi parle encore une fois de lui-même, embellissant son portrait précédent de courtisan le plus puissant du royaume ; exhibant l’hypocrisie qu’il lui faut pour réussir au palais; les soirées qui lui appartiennent; ses talents; son dévouement au roi ; sa mémoire d’éléphant aux avantages et aux désavantages; et enfin ses études.

Et tout ça, en quelques pages seulement, grâce au style qui se contente d'une économie d’expressions désarmantes et d’un vocabulaire évocateur. Non moins remarquable est l’allitération qui distingue son commentaire sur la mémoire: Je gardais donc malgré moi l’utile et l’inutile, l’important et le dérisoire; une masse d’informations qui ferait embouteillage dans l’esprit de n’importe qui mais dont ma tête, pourtant petite en volume, s’accommodait parfaitement. Il me suffisait de tirer sur un fil pour dérouler le rouleau sans la moindre anicroche. Le passé s’étalait devant moi, prenait possession de l’espace, bousculait le présent avec le poids et l’orgueil d’un aïeul devant sa descendance. Voilà, j’ai tenu à vous préciser cela afin d’expliquer comment un homme de ma condition a pu intégrer et devenir la coqueluche du monde sans pitié qu’est la cour d’un roi. L’allitération fait ressortir son orgueil mais explique en partie l’emploi fluide du temps tout au long du livre.

Le chapitre le plus bouleversant, le plus sidérant, doté de légères allusions mythologiques, religieuses et symboliques, démontre de manière détaillée la scène déchirante du retour d’Abel. Ce qui est intrigant, c’est la voix omnisciente qui narre les premiers jours de son arrivée jusqu’au moment où le fou du roi s’avoue coupable, Ainsi était revenu sous mon toit l’aîné de mes enfants. Celui que j’avais publiquement renié. À travers le sort d’Abel dont l’acceptation lui a apporté un esprit de quiétude et de pardon, le lecteur désemparé comprend pleinement les horreurs arbitraires et brutales du roi Hassan II aussi bien que le choix arbitraire et brutal du fou du roi.

Par contre, l’héroïsme de Mina, son extraordinaire maîtrise de soi, se contentant de lui tenir la main sans verser de larmes, sans gémir nous réjouit. La description physique d’Abel, une loque humaine seulement reconnaissable au grain de beauté sur sa fossette gauche après vingt ans d’absence, nous brise le cœur. Ses efforts de baiser la main de sa mère émurent même les gendarmes qui, en le quittant, se mirent au garde-à-vous, claquèrent à l’unisson leurs bottes en saluant dignement le moribond comme s’il se fut agi d’un général. Binebine crée des scènes d’une pénible intensité. L’écrivain nous confie que la réunion entre le fou du roi et son fils a lieu le soir d’une journée épuisante où l’humeur de Sidi avait été des plus exécrables. Cette coïncidence ironique, voire tragique, éveille en nous une émotion indicible. Il n’y a pas de coïncidence si Mina, l’oreille collée à la porte, n’entend rien mais seulement après un long silence où elle cessa presque de respirer, lui parvint l’écho lointain de deux hommes qui pleurent. Des pleurs déchaînés, sorties des profondeurs du désespoir, qui dépassent les limites de l’ouïe humaine, capable d’en déceler seulement l’écho lointain. 

Le fou du roi, c’est l’œuvre d’un poète joaillier nommé Mahi Binebine; c’est sa propre Mounfarija, une formule magique qui neutralise le mal [familial] avec autant d’efficacité. Oui, on peut être poète et joaillier à la fois…Au contraire les deux métiers ont en commun le maniement des trésors, le ciselage des perles et des mots précieux, des montages délicats qui émeuvent avec la même intensité. Eh oui, il tient cette histoire vraie de son père, qui lui la confia au soir de sa vie telle une amulette à porter en breloque pour chasser le mauvais œil. Cette œuvre, une émeraude…d’une pureté et d’une limpidité surprenantes. Le poète la regardait avec les yeux du joaillier et le joaillier avec ceux du poète. Ainsi se crée l’ensorcellement, à mille lieues du domaine princier.

[Photos : Elizabeth Veneskey] 

© 2018, Mary Kay Office Lazarus

 

 



Membre de la société Phi Beta Kappa, Mary Kay Office Lazarus est titulaire d'un Master et d’un PhD en Langue et Littérature françaises. Conseillère en relations publiques à Salt Lake City, Utah, auprès de clients résidant aux États-Unis et en France, MKL Public Relations se spécialise dans la communication de crise, la communication juridique, et la promotion du livre/couverture médias pour les écrivains. L’agence organise également des événements en hommage à d’éminentes personnalités, telles Mikhail Gorbachev, Stephen Hawking, Madeleine Albright. La littérature et la culture française, passion inconditionnelle de Mary Kay Office Lazarus, sont à la source de sa réussite professionnelle.


  





Né en 1959 à Marrakech, Mahi Binebine s’installe à Paris en 1980 pour y poursuivre ses études de mathématiques qu’il enseigne pendant huit ans. Puis se consacre à l’écriture et à la peinture. Plusieurs romans traduits en une dizaine de langues dont Le sommeil de l’esclave (Stock, 1992, prix Méditerranée), Cannibales, (Fayard, 1999), Pollens (Fayard 2001, prix de l’amitié Franco-Arabe). Les étoiles de Sidi Moumen (Flammarion, 2010, prix du roman arabe ; prix de la Mamounia) a été adapté au cinéma par Nabil Ayouch. Il émigre aux États-Unis de 1994 à 1999. Ses peintures font partie de la collection permanente du musée Guggenheim de New York. En 2002, il revient à Marrakech où, désormais, il vit et travaille. Il copréside le centre culturel « Les étoiles de Sidi Moumen » . Son dernier roman, Le fou du roi (Stock, 2017) a été en lice pour le prix Renaudot. Mahi Binebine a été décoré de la Légion d’Honneur le 7 avril 2018 à Marrakech.

 

 

 

 

 

 

 

 


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