Une passion dans les coulisses de l’interdit
avril 16

Dans vos ouvrages précédents, Accommodante Montréal et Cris..se de femmes, vous abordiez le vécu d’une immigrante à Montréal et celui des femmes au Moyen-Orient. Pourquoi avoir choisi le Togo comme toile de fond pour votre premier roman, « Là où le temps commence et ne finit pas » ?

Aussi bien dans mes précédents essais que dans mon roman, c’est l’élément humain qui me passionne.  Dans Accommodante Montréal, c’est le regard, le point de vue, les impressions des immigrants qui débarquent à Montréal.  Dans Cris..se de femmes, je décris les états d’âme, les sensations, les sentiments des femmes orientales. Dans mon troisième essai : Kibarouna, Dialogues avec nos aînés, je donne la parole aux personnes âgées qui parlent du fait de vieillir, du sens de la vie quand elle tire vers sa fin, de ce que l’on ressent quand on n’est plus aussi alerte...  Dans Là où le temps commence et ne finit pas, ce sont les Africains qui m’intéressent; ce qu’ils pensent des pays du Nord, comment ils vivent leur quotidien, quelles sont leurs préoccupations majeures.  C’est un peu la même démarche, celle de la journaliste qui rapporte ce qu’elle a expérimenté, vécu, observé. Pourquoi précisément le Togo ? Parce que j’ai eu l’occasion de visiter ce pays  d’Afrique de l’Ouest, en accompagnant une ONG qui s’y rendait en mission.  J’ai été interpellée par ce que j’ai expérimenté là-bas et j’ai voulu en témoigner, d’une façon autre.  L’envie de m’essayer au roman me trottait dans la tête, j’ai conjugué les deux désirs.

 « Comme si la vie était plus intense en Afrique », s’interroge la femme d’affaires canadienne dans votre roman. Avez-vous éprouvé une intensité autre en vous lançant dans la fiction ?

Il y a certainement dans l’écriture romanesque une dimension plus libre. On se croit  maître de ses personnages, de l’énigme, de son dénouement.  La démarche est aussi plus ludique.  L’auteur fait avancer l’intrigue, met en conflit les personnages, les rend plus attrayants ou au contraire plus rébarbatifs.  Son implication est plus intense.  Mais en fait, une fois la fiction lancée et les personnages mis en place, on est pris par des contraintes qui limitent cette impression de liberté.  Surtout quand on veut rester proche de la réalité.  On ne peut pas inventer tout de bout en bout.  On ne serait plus crédible.  L’histoire doit cadrer dans un environnement, une atmosphère plausible.  Dans le cas précis de Là où le temps commence et ne finit pas, je voulais surtout témoigner de la réalité que j’ai vue, sorte de fil conducteur, qui m’a laissé la latitude de faire avancer les pions à ma guise.  Et ça, c’est amusant.  

Selon Hermann Broch, un écrivain en exil ne subit aucune influence littéraire de son nouveau pays, car sa conscience littéraire est déjà formée dans sa jeunesse. Êtes-vous d’accord avec ce point de vue ?

Faut-il encore qu’il se sente en exil !  Bien que Libanaise d’origine, j’ai appris la littérature française à l’école.  Le fait que le français soit ma seconde langue maternelle puisque depuis que je suis toute jeune, je pense, je parle, j’écris en français, je n’ai pas vécu « l’exil » au Québec, du point de vue littéraire.  Sans doute, du fait de ma double identité de Libano-Canadienne, en écrivant ce roman, je ne me suis pas sentie profondément concernée par les préjugés ou les attaques à peine larvées de mes personnages qui critiquaient le Canada.  À l’inverse, n’ayant aucune appartenance africaine, non plus, je ne me sentais pas lésée par le regard que jettent mes personnages sur le prototype africain, s’il y en avait.  J’étais comme à l’abri du jugement des uns et des autres.  Cela m’a permis de nommer les choses par leur nom et de laisser les personnages s’exprimer librement.  Tout est réellement une question de point de vue.

En exergue, Ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur comme un destin. Dans quelle mesure cette citation de Carl Gustav Jung illustre-t-elle le destin de Martine au Togo et de Thomas au Canada?

C’est une citation qui s’est imposée à moi quand j’ai terminé la rédaction de mon roman, en laissant le destin décider pour mes quatre personnages principaux. Parce qu’il y a aussi les destinées de Carole et de Kossi qui se chevauchent sur celles de Père Thomas et de Martine.  Carole venue tout à fait par hasard en Afrique et Kossi qui fait les frais d’une situation à laquelle il est tout à fait étranger. Ils voulaient tous « diriger » leur vie en la traçant selon leurs décisions « intellectuelles ».   En fait, c’est vraiment, sans que personne n’ait tracé délibérément ce qu’il va vivre, et à travers des circonstances qui s’emboîtent par hasard, que chacun découvre réellement, ce qui le rend profondément heureux, « Là où le temps commence et ne finit pas ».

Les thèmes que vous abordez dans votre roman: la pauvreté, la marginalisation, le racisme, les préjugés, le rôle de l’Église catholique, le célibat des prêtres, le désir d’être aimé(e), la transgression des tabous, le désastre écologique, etc. Ces thèmes ne touchent-ils pas aussi bien l’Afrique que le Canada? Sommes-nous tous vraiment si différents?

En fait, le message principal de ce roman, c’est que nous sommes tous logés à la même enseigne.  Lorsqu’on referme le livre, on trouve qu’aussi bien Martine que Thomas ont à la fois tort et raison d’avoir agi comme ils l’ont fait.  Et tout au long du roman, on se rend compte que les sentiments, les émotions sont semblables chez tous les humains, quels que soient la couleur de la peau, le climat, la culture, l’identité, la race, l’âge, voire les croyances religieuses.  Notre humanité nous fait partager les mêmes problèmes et les mêmes réactions face aux difficultés : la fierté écorchée, le désir d’arriver à ses fins, le besoin d’être aimé, la quête du bonheur, etc.  Nous n’avons aucune leçon à donner à personne.  Si l’Afrique pratique toujours l’agriculture sur brûlis, les pays du Nord déforestent à qui mieux mieux sans vergogne d’immenses territoires. Et si les Africains profitent du savoir-faire et des largesses des pays occidentaux, ces derniers ne se gênent pas pour les exploiter à fond.  C’est un roman qui déconstruit les préjugés et c’est un peu ce que j’ai éprouvé au Togo et que j’ai voulu transmettre à mes lecteurs.

Un roman, deux romans, trois romans ? Dites-nous...

Le roman m’a séduite et j’ai encore tant d’histoires de vie à raconter.  Mais l’essai demeure mon penchant naturel qui revient spontanément dans mes projets.  J’espère vivement pouvoir à la fois satisfaire ces deux écritures qui m’attirent tout autant.

Merci Gisèle. Nous vous retrouverons au Festival littéraire international de Montréal Metropolis bleu vendredi 15 avril pour un atelier d’écriture créative et le lancement des nouveaux ouvrages de Linda Leith Éditions.

© 2016, Gisèle Kayata Eid et Annie Heminway


Gisèle Kayata Eid

Gisèle Kayata Eid est libano-canadienne. Elle partage sa vie entre le Liban et le Canada... et tous les autres pays qu’elle visite.  Journaliste de profession, elle a été pigiste, chroniqueuse littéraire à la télévision et rédactrice en chef d’un magazine social. Actuellement, elle est correspondante à Montréal de deux groupes de presse : Elle Oriental et Magazine. Elle est également chargée de cours à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth où elle enseigne au Master en Info-com.  Animatrice d’ateliers d’écriture, elle a déjà publié trois essais : « Accommodante Montréal » (Éditions Humanitas, 2008) qui raconte en une cinquantaine de récits la vision d’une immigrante sur la ville ; « Cris..se de femmes» (Éditions Fides, 2010), un essai qui aborde le vécu et plus spécialement les états d’âme des femmes ; et « Kibarouna Dialogues avec nos aînés » (Tamyras, 2012) qui traite du troisième âge à travers des interviews auprès de 33 personnes de plus de 75 ans.  « Là où le temps commence et ne finit pas » est son premier roman (2015), une histoire d’amour entre une Canadienne et un Africain. On peut la retrouver chaque semaine sur son blog, « Consommation Inc », dans l’Agenda culturel, www.agendaculturel.com
 


Annie Heminway

Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est directrice littéraire pour le contenu français du Salon .ll.


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