Quand l’idiome vient d’ailleurs, par Ellen Sowchek
avril 12

Pour un traducteur, c’est une règle essentielle : on ne traduit que vers sa langue maternelle. L’idée d’une « langue maternelle » est essentielle, car c’est la première langue qu’on apprend, quasiment au sein de sa mère et, en l'apprenant, on acquiert aussi la culture inhérente à cette langue. Une bonne traduction, celle qui reflète les nuances du « document source », est possible seulement quand le traducteur est imprégné de cette culture. Les clients à la recherche d’un traducteur sont maintenant prévenus : si quelqu’un se présente comme parfaitement bilingue, méfiez-vous et obtenez une confirmation avant de l’engager.  

Cependant, la règle qui s’applique aux traducteurs, ne s’applique pas aux écrivains. La langue dans laquelle un écrivain crée, est son propre choix, sa « patrie » comme le dit Assouline. Et s’il choisit une autre langue que sa langue maternelle ? 

Je trouve l’idée d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne fascinante, et je suis surprise par le nombre d’écrivains qui ont choisi de s’exprimer en français. Je pense d’abord à Samuel Beckett, qui a obtenu le Prix Nobel en 1969. Irlandais, il  commença à écrire en anglais en 1932, puis, dès 1946, il écrivit directement en français. Plus tard, il traduisit ses propres œuvres, celles écrites en anglais vers le français et vice versa. On peut dire qu’il incarne l’écrivain bilingue – et le traducteur parfait.

Un autre exemple est l’écrivain tchèque Milan Kundera. Ses premières œuvres, parmi lesquelles son roman le plus connu, L'Insoutenable légèreté de l'être, ont été écrites en tchèque. Il quitta son pays natal pour s'exiler en France, et depuis 1993, il écrit en français. Suivant l’exemple de Beckett, entre 1985 et 1987, il révisa les traductions françaises de ses œuvres tchèques. Par conséquent, toutes ses œuvres existent maintenant en français, et toutes avec l’autorité de l’original. Cela veut dire que les traductions dans les autres langues sont également « authentiques », qu'elles soient basées sur la version tchèque ou sur la version française. En 2001, il reçut le Grand prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. 

Plus récemment, le Prix Goncourt, sans doute le plus grand prix littéraire en France, a été décerné quatre fois à des écrivains pour lesquelles le français est une langue « étrangère » : Amin Maalouf (1993 pour Le Rocher de Tanios, langue maternelle : arabe), Andreï Makine (1995 pour Le Testament français, langue maternelle: russe), Jonathan Littell (2006 pour Les Bienveillantes, langue maternelle : anglais) et Atiq Rahimi (2008 pour Syngué sabour: La Pierre de patience,  langue maternelle : persan). Pourquoi ont-ils fait le choix de s’exprimer dans une autre langue ? Les raisons sont aussi variées que les personnalités.

Amin Maalouf, né au Liban, était journaliste, écrivant ses articles en arabe. Mais, comme il le dit en 2001 dans son  Autobiographie à deux voix :

Le français, en revanche, avait chez moi une place souterraine. C’était la langue de mes notes intimes, qui avaient vocation à demeurer cachées. Elle était également devenue, au cours de l’adolescence, ma principale langue de lecture, celle par laquelle je découvrais le monde, les idées, la littérature. … Et un jour, à cause de la guerre, j’ai dû quitter le Liban pour venir m’établir en France. Et une transformation s’est opérée en moi, dont je ne mesurais pas les implications au moment même : du jour au lendemain, la langue secrète était devenue ma langue quotidienne, celle que je parlais dans la rue comme au bureau, celle dans laquelle j’écrivais mes articles. Il a fallu que ce bouleversement intervienne dans ma vie pour que la littérature, qui était mon jardin secret, commence à envahir aussi ma vie publique.

Pour lui, la langue est devenue un élément essentiel de sa « renaissance » comme écrivain en France.

Pour Andreï Makine, né en Sibérie, la langue française représente un retour, dans un certain sens. Comme il le dit, en 2009, dans une interview pour le Le Figaro Littéraire :

C'est tout naturellement que j'écris en français, et ce depuis mon arrivée en France, il y a un peu plus de vingt ans. Cette langue, je l'ai entendue dès mon enfance, dans ma lointaine Sibérie. Elle venait de la bouche de ma grand-mère, d'origine française. Le français m'a toujours baigné et a encouragé, stimulé mon amour pour la littérature française. Je considère, à juste titre, le français comme ma langue « grand-maternelle ».

Jonathan Littell, né à New York, a passé une partie de sa jeunesse en France. Les Bienveillantes est sa première œuvre littéraire en français. Pourquoi ce choix de langue ? Littell, qui se décrit comme « un locuteur de deux langues [français et anglais]», semble se méfier de la presse. J’ai eu beau chercher, je n'ai pas réussi à trouver une interview où il expliquait sa décision. Mais il est évident que, dès le début, il n’avait pas l’intention de faire la traduction anglaise lui-même. Dans une interview pour le Le Monde des Livres en 2006, on lui a posé la question suivante :

Qui va se charger de la traduction en langue anglaise de votre roman ?

Sa réponse:

Nous cherchons un traducteur avec lequel je collaborerai. Je voudrais que l’anglais ne soit pas qu’une traduction. Il y a un ton à trouver que le traducteur trouvera peut-être immédiatement.

La raison de son choix ? – Pas encore exprimée, ne semble pas être une question de première importance pour lui.

Atiq Rahimi, né à Kaboul, est un Afghan qui a écrit ses premières œuvres en dari, la langue persane d’Afghanistan. Pour lui, écrire en français est un moyen de dire des choses qui sont impossibles à exprimer dans sa propre langue. Dans une interview pour le Pen American Center, il dit :

« Je n’ai jamais voulu écrire en français, et je suis encore du même sentiment…mais avec ce roman, la première phrase est sortie en français. »

Il a essayé de continuer l’histoire en persan, mais  « j’étais incapable de le faire, alors j’ai continué en français, et le livre est sorti facilement. »

Quant à la traduction, même lorsqu’on lui a demandé de traduire son livre en persan, il n’a pas réussi, ça ne marchait pas. Alors, une traduction, « pas très bien faite »  a été publiée en Iran, avec plusieurs passages censurés, notamment à propos de relations sexuelles. 

Quelle que soit la raison, ce phénomène des écrivains qui choisissent de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur, est digne de notre attention. Quelles sont les implications pour nous, lecteurs et pour nous, traducteurs? La suite au prochain numéro. 

© Ellen Sowchek, 2012

Ellen Sowchek est une traductrice agréée par l'American Translators Association et une interprète basée à New York. Elle a traduit des scénarios, dialogues, documents juridiques, dossiers de presse, sous-titres et génériques pour bon nombre de films. En tant qu'interprète, elle a travaillé avec de nombreux chorégraphes, danseurs, metteurs en scène et acteurs francophones. Elle est spécialiste en traduction et interprétation dans le domaine de droits de l'homme et de l'asile politique. 
[Photo: Kelliard]

 

 

 


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