Premiers chocs, par Wei Wei
mars 13

Je m’appelle Wang Xiaoli, dirais-je en chinois.

Je m’appelle Xiaoli Wang, dirais-je en français.

L’ordre inverse! Nous mettons, nous les Chinois, le nom de famille avant le prénom de l’individu, tandis que les Français, eux, le prénom de l’individu avant son nom de famille.

Ce n’est pas parce que nous n’accordons pas d’importance, nous les Chinois, à notre prénom. Contrairement à l’usage occidental, nos parents ne choisissent pas un prénom dans un répertoire préétabli, mais le forgent de toutes pièces en puisant dans des possibilités infinies de noms communs. Le caractère ou les caractères qui forment notre prénom sont minutieusement sélectionnés, au gré de l’imagination et de l’intelligence de nos parents, de leurs dons poétiques, de leurs goûts, de leurs espérances ou des ambitions qu’ils projettent sur nous. Notre prénom doit aussi être agréable à l’oreille, beau à écrire, porteur d’un message valorisant et de bon augure. Quelle tâche ! Ainsi sommes-nous souvent baptisés Tianping, paix céleste, Zhishen, immense savoir, Jinhua, fleur d’or, Wanfu, dix mille bonheurs, Yunfei, nuage volant, Qinglong, dragon vert, Hui, intelligence, Li, énergie… Revers de la médaille : nos parents peuvent parfois être victimes de la mode politique, et leurs enfants doivent se résigner à porter des prénoms comme Jianguo, construire le pays, Weimin, servir le peuple, Yongjun, soutenir l’armée, Hongying, héroïne rouge, Wanhong dix mille fois rouge, Yonghong, éternellement rouge…

En dépit de tous ces soins déployés pour fabriquer un prénom, nous ne l’utilisons toutefois que très peu, sauf dans l’intimité familiale ou entre amis très proches. Et quand nous disons ou écrivons notre nom, nous suivons toujours cet ordre ancestral : le nom de famille avant le prénom.

Pour écrire l’adresse, aussi, nous mettons d’abord le pays, ensuite la ville, puis la rue, puis le numéro de la maison ou de l’appartement, enfin le nom du destinataire.

Les Français, eux, font le contraire : d’abord le nom du destinataire, ensuite le numéro de la maison, puis la rue, puis la ville, enfin le pays.

Pensent-ils donc différemment ? Raisonnent-ils suivant une logique de l’individualisme et nous, celle du collectivisme ? L’ordre selon lequel ils disent leurs noms et écrivent leurs adresses ne révèle-t-il pas, justement, un système de valeurs contraire au nôtre : l’individu passe avant la famille, la collectivité?
 

Un autre aspect non moins intrigant…

Le français comporte seulement des termes généraux pour désigner frère, sœur, oncle, tante, cousin, cousine, mais pas de termes spécifiques pour dire, comme nous en chinois : ge - frère aîné, di - frère cadet, jie - sœur aînée, mei - sœur cadette, bo - oncle qui est le frère aîné du père, shu - oncle qui est le frère cadet du père, jiu – oncle qui est le frère de la mère, gu - tante qui est la sœur du père, yi - tante qui est la sœur de la mère, tangge – cousin du côté paternel qui est plus âgé que moi, biaodi – cousin du côté maternel qui est plus jeune que moi, etc., etc.

Dépourvue d’un lexique similaire en français, je perds d’un coup mes repères. Comment comprendre et traduire, par exemple, une phrase aussi simple que celle-ci: La sœur de Jean est arrivée à sept heures du soir, quand rien ne me permet de savoir si elle est plus âgée ou plus jeune que Jean? Le chinois possède des termes pour sœur aînée ou sœur cadette, mais pas de terme général pour sœur. Si je mettais en chinois La sœur aînée ou cadette de Jean est arrivée à sept heures du soir, ça n’aurait pas de sens! De même, si on me donne à traduire en français une phrase composée de cinq caractères chinois Wo bo mu shi le, devrais-je mettre Ma tante qui est la femme de mon oncle qui est le frère aîné de mon père est morte pour être fidèle au texte chinois original et éliminer par là toute confusion possible, ou La femme du frère aîné de mon père est morte pour que la traduction soit moins lourde et plus compréhensible, ou tout simplement La femme de mon oncle est morte ?

Depuis trois millénaires nous vivons dans un système familial soigneusement hiérarchisé dont la nomenclature extrêmement élaborée et précise permet d’identifier la place de chaque membre au sein de la grande famille sans aucune ambiguïté. Loin d’être innocentes, ces distinctions désignent la position de chacun ainsi que ses devoirs, ses droits ou ses privilèges dans la monarchie familiale: l’humain y est hiérarchisé dès sa naissance, l’égalité de deux individus ne peut y exister. Les aînés ont le devoir de protéger et d’aider leurs cadets, ont droit à leur respect et ont de l’autorité sur eux.

Mon frère aîné m’appelle par mon prénom, mais je n’ai pas le droit de l’appeler par le sien. Je ne peux m’adresser à lui que par son titre de grand frère. Même en son absence, je dis toujours mon grand frère chaque fois que je le mentionne, respect, tradition et habitude obligent. Si je l’appelais ou le mentionnais par son nom, ce geste lui-même constituerait un acte de reniement, équivalent à la déclaration : je ne te considère plus comme mon frère de sang!

Une fois j’ai appelé avec respect un ami de mon père shushu (oncle qui est le frère cadet du père), il m’a reprise tout de suite : Ce n’est pas shushu, mais bobo (oncle qui est le frère aîné du père), puisque je suis plus âgé que ton père. Rouge d’embarras, je lui ai présenté mes excuses.

Le statut hiérarchique familial représente quelque chose d’immuable contre les changements perpétuels de la société dans laquelle nous vivons. Il remplit, en ce sens, une fonction d’individualisation : grand-frère sera toujours grand-frère.

Que signifie alors l’absence d’une nomenclature aussi élaborée de la hiérarchisation familiale dans la langue française ? L’égalité entre les branches du côté paternel et celles du côté maternel? L’égalité entre les frères et les sœurs ? L’égalité entre les aînés et les cadets ? Ou l’égalité tout court entre tous les individus au sein de la famille comme au sein de la société?
 

Tous ces chocs, autant linguistiques que culturels, ne sont rien auprès de celui que me réserve encore le français : la conjugaison !

En chinois, les verbes comme tous les autres signes, dans leur monosyllabisme et dans leur valeur idéographique, sont invariables et indéclinables. Ils s’emploient toujours à l’infinitif. Pour indiquer que l’action se passe actuellement ? Pour la situer dans un passé lointain ou dans un avenir tout proche? Rien de plus simple : on ajoute un adverbe ou une expression adverbiale, tels que maintenant, autrefois, hier, demain, l’année dernière, l’été prochain, tout à l’heure, plus tard, etc. On peut même se contenter de le suggérer par quelques images très évocatrices, comme le firent si souvent et avec tant d’ingéniosité nos grands poètes de la grande époque des Tang.

Mais dans la langue française, les verbes varient selon les personnes, les modes et les temps. Première personne, deuxième personne, troisième personne, indicatif, impératif, conditionnel, subjonctif, présent, imparfait, futur simple, futur antérieur, passé simple, passé composé, plus-que-parfait… Tant de concepts à comprendre ! Tant de nuances à saisir ! Tant de formes à retenir par cœur ! Les verbes réguliers, ça va encore, mais les verbes irréguliers, les verbes pronominaux, les auxiliaires… Certains changent tellement qu’ils deviennent parfois, oh quelle horreur ! complètement méconnaissables. Qui aurait pensé que vont n’est qu’une des formes de l’indicatif présent du verbe aller ? Qui aurait cru que eu est en fait le participe passé du verbe avoir ? Et comme si cela ne suffisait pas, il y a encore toutes ces règles d’emploi, toutes ces exigences de concordance à s’en faire sauter la cervelle…

Pourquoi de telles divergences entre les deux langues ? Pourquoi les Français ne se contentent-ils pas, comme nous les Chinois, des verbes à l’infinitif ? Pourquoi ont-ils au contraire créé un système si complexe et si difficile à assimiler ?

Je confie mes frustrations à M. Zhao qui relaie M. Chen pour nous initier à la grammaire du français.

Il sourit :

Bonnes questions ! Je n’ai pas de réponse toute faite. A mon avis, ces divergences reflètent les façons fondamentalement différentes dont les Chinois et les Français perçoivent le temps. Dans la pensée chinoise, le temps est un écoulement continu, sans début ni fin, qui ne peut être ni arrêté ni découpé, et sur lequel l’homme n’a pas de prise. Yong, notre idéogramme pour éternité, ne représente-t-il pas l’image d’un homme debout sur la rive en train de contempler un écoulement d’eau ininterrompu ?

Je me revois fillette de sept ans, assise derrière mon pupitre, corps et âme dans un effort douloureux pour domestiquer le seul déplacement du pinceau. Ma première leçon de calligraphie consistait à recopier, justement, ce caractère yong, éternité. Il me fallait l’écrire des centaines de fois, jusqu’à ce que ma maîtresse le juge satisfaisant, avant de pouvoir passer aux autres mots. L’apprentissage de la calligraphie doit commencer par yong, se justifiait-elle, puisque, en lui seul, il contient les huit traits élémentaires de l’écriture chinoise, donc les huit façons principales de tracer les traits, qui forment la base de la plupart des styles réguliers : point, trait horizontal, trait vertical, crochet, trait transversal oblique montant de gauche à droite, trait appuyé descendant de droite à gauche, trait jeté descendant de droite à gauche, trait appuyé oblique descendant de gauche à droite. Le point, c’est l’homme. Le trait horizontal, la rive. Et le reste, l’eau qui coule, infinie, insaisissable…

Vous êtes toujours avec moi ? me demande M. Zhao.

Bah oui.

L’homme peut considérer le passé, le présent ou le futur comme une tranche de temps déterminée selon le point où il se situe et selon la direction dans laquelle il porte son regard. Le présent peut être le passé pour l’un, mais le futur pour l’autre.

Ce sont donc des critères humains, des concepts relatifs.

Relatifs, aussi parce que le temps ne semble pas aller à la même vitesse pour deux hommes différents à un instant précis, ni pour le même homme à différents moments…

C’est ça. Quand je coupais le riz dans les champs, rôtie par le soleil et écorchée par la chaleur, attendant désespérément le soir qui ne tombait toujours pas, le temps pour moi se traînait comme une tortue dans la boue puante. Mais lorsque je me trouvais coincée dans l’autobus qui se déplaçait tel un escargot alors que mon train allait partir dans dix minutes, le temps pour moi courait à l’allure d’un cheval au galop…

Malgré tout ce que vous ressentez ou que je ressens, le temps va, en fait, son rythme à lui, ni plus vite, ni plus lentement, privé de tout sens, de toute fin, et indifférent à toute l’humanité.

C’est pourtant l’homme qui a inventé le concept du temps, non ?

M. Zhao hoche légèrement la tête et continue :

Le vrai sage est capable de regarder au-delà des critères humains, il ne sépare pas le passé du présent, ni le présent du futur, ni le futur du passé. Chaque instant, du passé, du présent ou du futur, est une goutte d’éternité.

Alors, si dans notre langue, les verbes s’emploient toujours à l’infinitif, c’est parce que le temps, pour nous les Chinois, est impersonnel, intemporel ?

Et circulaire. Il se peut aussi que cela soit lié à notre histoire de l’agriculture plusieurs fois millénaire. Pour ceux qui cultivent la terre, le temps n’est que le flux et le reflux des saisons qui se répètent et se renouvellent sans cesse, éternellement…

La France fut elle aussi une terre d’agriculture…

Si les Français divisent le temps du verbe en présent, futur, passé composé, imparfait, passé simple, passé antérieur, etc., c’est parce que pour eux le temps est à la fois linéaire et unitaire, qu’il peut être découpé en une série de fractions successives, qu’il peut être modifié et individualisé par le sujet de l’action ou des actions…

S’agirait-il là alors de tentatives pour apprivoiser le temps, pour se l’approprier ?

Ou leur façon de se positionner dans l’Histoire…

Comme nous les Chinois par notre statut hiérarchique familial…
 

Est-ce notre langue qui conditionne notre vision du monde ?

Est-ce notre vision du monde qui la conditionne ?

Est-ce notre langue qui nous façonne à son image ?

Est-ce nous qui la forgeons à la nôtre, qui faisons qu’elle est ce qu’elle est ?


© Wei Wei, 2013


Wei Wei est née au Guangxi en 1957. Adolescente à la fin de la Révolution culturelle, elle est envoyée à la campagne pour être « ré-éduquée ». Après des études de français, elle enseigne à l’Université de Wuhan, puis part à Paris. Elle vit actuellement en Angleterre et retourne régulièrement à son pays natal. A travers ses romans et ses récits de voyage dans lesquels se croise une multitude de personnages, elle nous fait découvrir la Chine où traditions et bouleversements vont ensemble, avec un regard plein de lucidité, de compassion et d’humour. Elle est l’auteur de La Couleur du bonheur, du Yangtsé sacrifié, de Fleurs de Chine et d’Une fille Zhuang.


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