Le jeune homme qui murmurait à l’oreille de la mer, par Eduardo Manet
avril 13

 


La Havane.

L’été. Ou plutôt : la Havane au cœur de l’été.
Le 17 du mois d’août.
Trois mois auparavant, j’avais organisé mon voyage à Paris pour faire des études de théâtre et de littérature.
Un seul problème, mais un problème de taille : je ne parlais pas le français.
Et comme je n’avais pas le temps de suivre les cours de l’Alliance française, j’ai commencé à prendre des leçons particulières avec Madame Eve Fréjaville, la première épouse de l’écrivain Alejo Carpentier.
Trois leçons par semaine. Une initiation rapide avec un professeur qui n’avait pas peur de me donner quelques conseils assez suggestifs.
« Apprends par cœur l’imparfait du subjonctif. Et, au cours des rencontres ou des dîners mondains fais entendre dès que c’est possible un : il fallait que j’aimasse… Ou un : il fallait qu’elle suivît…Les gens autour de toi penseront… Ce garçon maîtrise à fond la langue de Molière. Prends aussi le temps de lire Proust. Tout Proust. C’est le plus grand auteur de la littérature française. Et…Trouve un dictionnaire aux cheveux longs. Car le lit, mon cher, c’est la meilleure école. »
Mon dernier cours avec cette dame singulière.
Quatre heures de l’après-midi. Je viens de quitter la maison de mon professeur.
Je marche, malgré la canicule, du Vedado jusqu’à l’avenue du Malecon.
Je marche…
Puis, je finis par m’asseoir sur le muret juste en face de la mer.
La mer.
Ma mère.
Les deux mots forment un tout pour moi. […]         

Adolescent, j’ai continué le rituel établi par ma mère au temps de mon enfance.
Le jardin de l’hôtel Nacional…
L’avenue du Malecon…
Et enfin le muret car, à mon tour, j’avais inventé un autre rituel : m’asseoir sur le muret, murmurer à l’oreille de la mer.
La mer…
Image idéalisée de la Mère.
Celle à qui l’on peut tout dire. Celle qui, mieux que personne, sait garder un secret…

Les années sont passées…
Et aujourd’hui, en ce jour du mois d’août, je suis tout seul, assis sur le muret contre lequel, les vagues se lancent, folles de joie. Folie d’amour ? Folie meurtrière ? Ces vagues sautent si haut qu’elles finissent par lécher mes pieds nus. Et toujours je regarde
La mer…
Image idéalisée de la Mère.
Et je lui dis :
« Je pars bientôt pour la France. Et je ne parle que quelques mots de français. Il n’y a pas de mer à Paris. Certes, il y a la Seine. Un fleuve très noble et chargé d’une histoire qui fait rêver bon nombre d’auteurs. Je trouverai, je le sais, beaucoup de choses à Paris : théâtres, cinémas, musées, rues anciennes où il fait bon flâner sans tenir compte de l’heure…La beauté mythique de la Ville Lumière. Je pourrais un jour profiter de toutes les richesses de Paris, oui. Mais, je n’aurai pas la mer. L’oreille de la mer, cet océan qui continue sa marche au-delà de l’horizon. »

Je prends conscience d’une réalité qui m’est très chère : je ne me sens jamais seul quand je suis assis sur le muret du Malecon.
Mais, loin d’ici…
Qui sait ?
Qui sait si un jour, je ne regretterai pas de ne pas pouvoir confier mes secrets à l’oreille de la mer ?
Qui sait… ?

© Eduardo Manet

Avec l’aimable autorisation d’Eduardo Manet.
Extrait d’un texte inédit qui paraîtra dans un livre d’Annie Heminway fin 2013.

Eduardo Manet

Né en 1930 à La Havane. Auteur dramatique et romancier, Eduardo Manet, exilé cubain, adopte la nationalité française en 1979. Il a écrit de nombreuses pièces publiées aux éditions Gallimard, à l’Avant-Scène et aux éditions Actes Sud-Papiers, dont « Les Nonnes » Prix Lugné Poe 1969, Histoire de Maheu le boucher en 1986 ou Monsieur Lovestar et son voisin de palier en 1995, traduites dans de nombreuses langues. Romancier, il a publié La Mauresque (Gallimard, 1982, finaliste Goncourt et prix Jouvenel de l’Académie française), Zone interdite (Gallimard, 1984), L’Île du lézard vert (Flammarion, prix Goncourt des lycéens, 1992), Habanera (Flammarion, 1994), Rhapsodie cubaine (Grasset, finaliste Goncourt et prix Interallié, 1996).

Dernières publications :

Un Cubain à Paris, Écriture, 2009 

La Maîtresse du commandant Castro, Robert Laffont, 2009

Comment avoir du panache à tout âge, Hugo, 2009

Les Trois frères Castro, Écriture, 2010

Quatre villes profanes et un paradis ( nouvelles ) éditions Bouclats 2010

Photo de Manet par Angela Mejias
Photos de La Havane par Lisa Ehrenkranz

 

 


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