L'écriture comme ligne de fuite, entretien avec Maylis de Kerangal, par Annie Heminway
décembre 12


Photo: Ferrante Ferra

Tangente vers l’Est, né sur « deux rails en forme de ligne de fuite », était d’abord un carnet de voyage radiophonique écrit dans l’urgence. Une urgence magique ?

Oui, la première version de Tangente vers l’Est est un texte écrit pour la radio (France Culture) qui devait « couvrir » deux heures de temps radiophonique. Un texte court donc, et dont la première existence n’a d’abord été qu’orale (je lisais). Je l’ai écrit en une dizaine de jours, dans l’urgence — nous étions rentrés de voyage mi-juin et les dates d’enregistrement étaient début juillet — et je crois que, pour ce texte, l’urgence a en effet eu une influence magique : elle est venue s’enlacer à l’urgence d’Aliocha, elle a affermi le traçage du texte, sa vitesse, sa direction.

Comment avez-vous ressenti le temps lors de ce périple ? [Ou comment le temps vous a-t-il ressenti ?]

Le voyage, pour moi, a duré quinze jours. C’était un voyage fragmenté, (Paris- Moscou puis Moscou-Novosibirsk en avion, puis le Transsibérien jusqu’à Vladivostock avec trois haltes (Krasnoïarsk, Irkoutsk, Oulan-Oudé) avec des temporalités différentes : le temps des escales dans les villes était un temps « plein » sans temps mort, un temps minuté, scandé par les étapes d’un programme, — excursions, rencontres ; au contraire le temps dans le train, le temps ferroviaire était un temps de latence, un temps dilaté, uniquement réglé par la nuit, le jour, la faim, le sommeil et les échanges, la songerie. De plus nous « remontions » les fuseaux horaires, vers l’Est, nous changions tout le temps l’heure de nos montres, si bien que ces aléas temporels enchâssés ont fini par « désagréger » ce temps rationnel pour laisser place à une temporalité ouvragée, où les réminiscences du passé et l’angoisse du futur se tissent  dans le présent.

« Dehors, c'est toujours la même nuit chromée et le train qui roule sans faillir, franchissant un à un les fuseaux horaires, désagrégeant le temps à mesure qu'il parcourt l'espace ; le train qui compacte ou dilate les heures, concrétionne les minutes, étire les secondes, progresse arrimé au sol et pourtant désynchronisé des horloges de la Terre. »  Plus loin, « une temporalité inconnue, élastique, flottante ». Pourquoi introduire une, voire plusieurs temporalités ?

Plusieurs sortes de vitesse devaient affleurer dans ce texte : l’immobilité — la vitesse nulle — de la Sibérie, la vitesse moyenne du train — 60 m/h — , et face à l’urgence d’Aliocha,  face à cette vitesse impérative qui est celle de la nécessité, il y a celle de l’hésitation d’Hélène, qui avance et recule, veut, ne veut pas. Le tissage de ces temporalités ouvrage celle du livre.

En tant que lectrice qui a tenu à découvrir Tangente vers l’est la première fois sur la ligne New-York-Washington – Amtrak n’a rien de mythique – j’avais parfois l’impression, en lisant vos descriptions sombres de la troisième classe d’être en route vers l’Ukraine avec Balzac, se plaignant d’être seul, « ignorant absolument les différents patois des pays », puis tout à coup Hélène, votre protagoniste, prenait des photos du lac Baïkal, lac sans pareil, avec son téléphone cellulaire. Comment êtes-vous parvenue à merveilleusement dérouter vos lecteurs, à leur faire vivre une expérience spatio-temporelle ?


Photo: Ferrante Ferra
 

Je crois que ce texte, concentrant l’intégralité de l’action dans le wagon d’un train, devient dès lors un espace-temps singulier, saturé d’intimités diverses et chargé d’une intensité particulière. Il s’agissait de créer un monde physico-sensoriel et d’y plonger des personnages. Et ce qui m’intéresse, précisément, c’est que l’archaïsme et la modernité s’y donnent rendez-vous — les corps et les techniques, les traditions et les transgressions. Je crois que le contemporain n’est jamais autre chose que cela : la stratigraphie animée, mise en branle, du monde où nous vivons.

Votre usage du registre balletique est fascinant : chorégraphie, collant de danseur, cette façon de marcher, lente, déroulant exagérément la plante du pied, rudiments chorégraphiques, pieds en position de danseur, inaugurant un étrange ballet, réglé au millimètre… S’agit-il toujours de ce rapport au temps puisque le ballet suit une rythmique, une musique, celle du train ?

Je crois que c’est dans l’attention portée aux corps que se joue l’aspect chorégraphique du texte. Ici, les deux protagonistes n’ont pas de langue commune, ce qui place les corps, leur langage, leurs signes, en première ligne. L’intériorité, les intentions des personnages ne sont perceptibles que par la description des mouvements, des gestes. Et c’est là aussi que se joue mon engagement dans l’écriture : décrire.

Quel est votre rapport aux grands espaces, à la topographie des lieux, à la lumière ? Quel rôle cela a-t-il joué dans ce roman ?

La question de la saisie des espaces par l’écriture, la question des rapports de la géographie et de la littérature sont au cœur de mon travail. Je cherche à élaborer une écriture spatialisée car l’espace — son ordre, son agencement, sa configuration, sa nature sensorielle — met toujours en jeu du présent, de l’intensité, de la temporalité, l’espace est toujours politique. Peupler un espace, qu’il soit imaginaire ou documentaire, y inscrire du mouvement, des vitesses, c’est proposer une lecture du réel.

Le décalage entre la description détaillée de la foule disparate  – pique-nique permanent à bord du train – et les deux fugitifs, est frappant. Comment avez-vous réalisé ce numéro d’équilibriste ?

Il y a, dans le fait de décrire, l’idée d’épouser la discontinuité, la fragmentation, l’hétérogénéité du monde : la phrase qui s’invente traverse une matière  à la fois concrète et fuyante. Pour moi, il ne s’agit jamais de construire un décor mais de toucher une matière : tout est là, tout y est ensemble — ici les voyageurs du train, les hôtesses qui regardent, les fugitifs.

Le fait qu’Hélène et Aliocha, n’aient pas de langue en commun - seuls l’odeur, la peau, les gestes, les regards – a-t-il facilité leur complicité, leur rapprochement ? Un non-langage au-delà du langage ?

Oui, cette hypothèse est exactement la mienne. Je crois que ce que créent Aliocha et Hélène est une relation qui ne passe pas par le langage, par cette grammaire-là, et qu’elle court-circuite l’idée selon laquelle toute relation est fondée par la connaissance de l’autre. Ici, ce qu’ils partagent est bien plus fort : chacun permet à l’autre de devenir l’auteur de sa propre existence, de devenir un autre, de se réinventer, d’être un sujet qui dit « je », un être qui se libère.

Comme chez Simon, Butor, Robbe-Grillet, et bien sûr, Duras, l’intérieur et l’extérieur, ici aussi la faune sur les quais, souvent se confondent. Les personnages et le lecteur sont otages de ce train qui peut-être ne les conduira pas jusqu’au Pacifique « La piste de liberté qui donnait sur l’océan ». Quel rôle le cinéma ou certains écrivains jouent-ils dans votre écriture ?

Je suis un auteur « sous influence » et je le revendique. Le cinéma (Cimino, Pialat, Demy) est l’un des paramètres de mon écriture, il innerve mon travail : il est là, dans la focalisation sur les visages, sur les gestes millimétrés, comme dans le déploiement de certaines scènes. Le cinéma « fait retour » dans mes livres. De même, les écrivains, qu’ils soient contemporains ou non — Simon, Duras, oui, mais aussi Balzac, Zola.

Les prodvonistas et le Sergent Letchov font écho à l’URSS et dans quelques passages, vous faites allusion à la vie en Russie aujourd’hui. Quelles disparités souhaitez-vous soulever ?

Je connais mal la Russie, et je n’ai pas connu l’URSS. J’ai surtout essayé de faire affleurer ici comment les représentations, voire les clichés, sédimentent dans les imaginaires. Ce qui m’intéressait, c’était d’évoquer l’armée et la guerre comme les entités structurantes d’un pays et de capter la longévité de certaines figures de la société russe comme ces provodnistas qui travaillent dans les trains, qui veillent et surveillent.

Une chose cependant, dont je suis sûre : c’est bien la Russie qui cristallise le décalage entre Hélène et Aliocha, le roman n’aurait pu se dérouler ailleurs. 

On trouve des similitudes entre Tangente vers l'est et Naissance d'un pont. Les rails sont-ils dans la continuité du pont ? Même forme allongée, même support de communication ? Des personnages à la fois forts et vulnérables ?

Ce que ces livres ont en commun c’est avant tout de travailler un mouvement, une trajectoire, (le pont en construction, le train sur ses rails, les héros qui se métamorphosent), de prendre place dans des espaces traités « en plan large », de mettre en scène des collectifs (les travailleurs du chantier du pont, les passagers du train), et d’y inscrire la destinée singulière des individus. Et aussi, ce qu’ils ont en commun, mais c’est également le cas de chacun de mes autres livres, c’est qu’ils instaurent des mondes érotiques — d’ailleurs Tangente a été écrit dans la continuité du Pont. Ce sont pour moi des livres qui participent de la même « séquence ».

Le suspense est tel que le lecteur s’accroche au rebord de la fenêtre. S’agit-il d’un roman sur la fuite ? Sur la liberté ? Pourquoi préférez-vous laisser ouverts les horizons ?

C’est un roman sur la fuite, oui. Dans le sens où fuir permet de se réinventer, de se recréer, dans le sens où fuir c’est toujours être en empathie avec le monde tel qu’il est, c’est capter son flux et l’accompagner, dans le sens où fuir c’est être dans l’immanence du monde.

Quelle est la place du lecteur vos romans ? Lire, qu’est-ce que c’est ?

Pour moi, lire et écrire sont le recto et le verso d’un même geste, et fonctionnent dans l’élaboration de mes livres comme des vases communiquant : si je ne lis pas, je n’écris pas, ou peu, et à l’inverse quand j’écris, je suis toujours accompagnée de livres qui ne me quittent pas, sorte de « playlist » de textes que je découvre, lis, relis. Selon moi, lire c’est faire œuvre de création, lire c’est créer le livre. La relation entre écriture et lecture est pour moi totalement indissociable, organique.

Vous cosignez avec le photographe Benoît Grimbert Pierre feuille ciseaux. Ce livre est-il dans la continuité de Naissance d'un pont et de Tangente vers l'est ?

Oui, ce livre, qui met en scène la ville de Stains, en Seine-Saint-Denis prolonge un travail sur l’espace, sur les emboîtements, les lisières, les frontières, les lignes et les limites qui dessinent des lieux. Les photographies de Benoit Grimbert étaient dépeuplées, je les ai peuplées. De plus, ce livre est issu d’un projet porté par un festival de danse, les Rencontres Chorégraphique de Seine-Saint-Denis : le corps en mouvement y est en première ligne. Comme c’est le cas dans mes livres.


Entretien réalisé par Annie Heminway dans le cadre des Assises Internationales du Roman 2012, conçues et organisées par Le Monde et la Villa Gillet.

Tangente vers l’Est, Éditions Verticales (2012)
 

© 2012, Annie Heminway et Maylis de Kerangal 

Maylis de Kerangal est l'auteur aux Éditions Verticales de plusieurs romans, dont Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (2010 prix Médicis et le prix Franz Hessel) Tangente vers l’Est (2012, prix Landernau), et d'un recueil de nouvelles : Ni fleurs ni couronnes (2006). Chez Naïve, elle a publié  Dans les rapides (2007) une fiction sur le rock. En mars 2012, elle fait paraître aux Éditions du Bec en l’air, Pierre, feuille, ciseaux, récit entre fiction et documentaire sur la mémoire et le territoire. Elle vit et travaille à Paris. 


Photo : Khireddine Mourad

Née en France, Annie Heminway enseigne l’écriture créative, la Littérature-Monde et la traduction en ligne à New York University. Elle est traductrice littéraire, rédactrice à Mémoire d’encrier à Montréal et consultante pour le Festival littéraire international de Montréal Metropolis Bleu et Femmes au-delà des Mers à Paris. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, les plus récents, French Demystified et la série Practice Makes Perfect (New York: McGraw-Hill 2011). Elle est codirectrice littéraire, avec Marie-Andrée Lamontagne, pour le contenu français du Salon .ll.


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